Le 6 juillet 1975, les Comores ont proclamé leur indépendance. Un acte fondateur, porté par Ahmed Abdallah au nom de tout un peuple. Cinquante ans ont passé. Et si l’heure était à la fête, me revient surtout une question : de quoi célébrons-nous exactement l’anniversaire ?
Par Iddy Soidroudine BOINA, Chercheur au CDPC, Université Paris II Panthéon Assas, Doctorant en droit à l’UCAD
Cinquante ans. Ce serait, pour un homme, l’âge du bilan. L’instant où l’on mesure ce que l’on a fait, ce que l’on a omis, ce que l’on a renoncé à devenir.

Mais les États, eux, n’ont pas de biologie. Ils peuvent naître vieux ou rester longtemps immatures. Leur grandeur ne dépend ni du temps, ni du hasard, mais de la capacité de leur peuple à les penser, à les vouloir, à les construire.
Alors, suis-je fier ? La question est mal posée. Je suis seulement comorien. C’est déjà beaucoup. Et peut-être, dans les circonstances, cela suffit.
Je ne m’attarderai pas ici sur les bilans successifs des chefs d’État. Non par indulgence, mais parce que le problème dépasse les personnes. Il tient à ce que nous avons collectivement permis, accepté, laissé faire. Ali Soilih, dont on peut discuter les méthodes, fut sans doute le seul à chercher une direction. Les autres, plus souvent, ont gouverné comme on gère une parenthèse. Il serait injuste de nier ce qui a été entrepris. Certaines avancées, aussi fragiles soient-elles, ont existé. Elles ne suffisent pas à masquer le reste. Mais elles méritent d’être dites.
L’instabilité politique a bon dos. Elle explique bien des choses, mais elle ne justifie pas tout. Elle n’excuse ni l’effondrement des services publics, ni la ruine de l’école, ni le mépris pour la justice, ni l’abandon de la santé. Or c’est là, précisément, que se loge ce qu’on appelle un État. C’est une question de structure. Ou plutôt d’ossature. De ce qui tient debout quand tout chancelle.
Ce qui m’inquiète, ce ne sont pas les cinquante années écoulées. Elles ont passé comme passent les fleuves : par la pente naturelle. Ce sont les cinquante qui s’annoncent, dans une géographie plus incertaine, avec un sol moins ferme.
Que reste-t-il du sentiment national, quand il ne se réveille que par éclairs, au gré d’un match de football ? Ce jour-là seulement, on est Comorien — drapeau au front, hymne aux lèvres. Mais dès le coup de sifflet final, le citoyen s’efface, et le villageois reprend ses droits. Où ceux qui pillent l’État s’en vantent, et où voler les biens publics relève de l’astuce plus que de la faute ? Frauder l’électricité devient un signe de débrouillardise, puisque « c’est pour l’État » – comme si l’État était une puissance étrangère, et non le prolongement de nous-mêmes.
Nous sommes nombreux à mourir pour l’honneur de notre village. Peu à vivre pour l’honneur de notre pays. Est-ce une faute ? Peut-être. Est-ce une fatalité ? Non.
Le pouvoir est vu comme une chance d’enrichissement, et l’opposition comme le simple regret de ne pas en profiter. Nous avons élevé l’illusion au rang de système, et l’impunité à celui de culture.
Dans ces conditions, comment dire à mon enfant, né à Ngazidja, qu’il n’est ni plus ni moins qu’un autre – ni supérieur à celui d’Anjouan ni inférieur à celui de Mohéli ?
Comment lui faire entendre que les clivages que nous entretenons entre les îles, les villages, les villes, sont autant de fissures dans les fondations d’une nation qui peine encore à se reconnaître elle-même ?
Et comment, sans frisson, parler de Mayotte, quand des milliers de nos compatriotes risquent la mer non par refus de leur pays, mais parce qu’ils y cherchent ce que le leur ne leur donne plus : une vie décente, parfois un simple soin.
Oui, juridiquement, Mayotte est une cause. Mais moralement, c’est une douleur. Et quand la douleur est trop vive, on se tait, même sur le juste.
La vérité est simple : la nation n’est pas achevée. L’État est encore une promesse. La Constitution, pourtant si belle, si dense, est devenue un document. Elle est là, mais sans poids. Son autorité dépend du bon vouloir de ceux qui gouvernent. Sans institutions respectées, sans contre-pouvoirs réels, sans citoyens exigeants, il n’y a pas de République. Il n’y a que le décor.
Alors, à ceux (y compris-moi si Allah le veut) qui, dans cinquante ans, lèveront à leur tour le drapeau, je souhaite un pays plus lucide, plus uni, plus digne.
Et s’ils sont encore malheureux, qu’ils se souviennent que le malheur n’est pas toujours imposé. Il est parfois choisi – ou laissé faire.















