Deux ans après la disparition d’Ahmed Djabir Mbafoumou, survenue le 15 février 2023 à Marseille arrive le moment d’honorer cet intellectuel pionnier et grand commis de l’État comorien.
Ahmed Djabir Boina Mbafoumou était le premier à s’intéresser et à problématiser la question de ce que nous appelons communément aujourd’hui le grand mariage dans un article intitulé « Réflexions sur le Ndola N’kou ou Grand mariage comorien »publié en 1968 dans la revue « Tiers-Monde ».

Les auteurs de ce texte sont Jean Claude Rouveyran, ingénieur agronome, ancien chef des services des sciences agro-sociales de l’École nationale supérieure agronomique de l’Université de Madagascar, Docteur ès lettres, Docteur ès sciences économiques, enseignant à l’IEP et à l’Université de Montpellier et Ahmed Djabir, natif de Mitsamihuli, plus tard ingénieur agronome et ambassadeur des Comores à Washington après avoir exercé de hautes fonctions de Directeur à la Société pour le Développement économique des Comores (SODEC) et au ministère de l’Agriculture de l’autonomie interne à la fin de la décennie 1990.
Pour la petite histoire, l’élève et le maitre nous ont quittés la même année, les 15 février pour Djabir et le 8 avril 2023 pour Rouveyran décédé au sud de la France à l’âge de 91 ans.
Dans le numéro thématique de la revue « Tiers Monde » consacré à « L’économie ostentatoire. Études sur l’économie du prestige et du don » que j’ai relu attentivement et avec le recul indispensable, les deux contributeurs exposent avec clarté et d’emblée la problématique du regard de l’Occidental sur les traditions des pays en développement.
Lors des longs entretiens pendant mes séjours en vacances à Mitsamihuli dans sa résidence sise à Maloudja, nos conversations portaient sur une variété de sujets : la généalogie familiale, la politique et l’engagement, la vie sociale et intellectuelle dans notre ville, son parcours et sa riche expérience de grand commis de l’État.
J’étais particulièrement ébloui par sa perspicacité, sa capacité d’analyse et son ouverture d’esprit. Il était un « intellectuel et un cadre à part » pour ne pas dire marginal parmi sa génération et ses pairs de Mitsamihuli connus sous le sobriquet de « Pour le moment ».
Quand je lui ai demandé de me parler de l’article qui nous préoccupe ici, j’ai découvert un homme d’une modestie excessive. Un homme talentueux, agile d’esprit et capable de redire en langue vernaculaire quasiment mot pour mot la thèse qu’ils avaient étayée dans l’étude qu’il n’avait pas relue depuis plus d’une cinquantaine d’années.
Ex abrupto, Djabir s’est mis à critiquer la vision erronée de l’Occidental et du colonisateur français en particulier sur nos us et coutumes de l’époque avec sa verve et sa causticité habituelles.
Il a repris la thèse introduite dans la problématique de leur étude qui énonce que « Les traditions des pays en développement sont fréquemment critiquées, notamment de la part d’étrangers qui portent des jugements hâtifs, appuyés sur le système de valeurs dont ils sont imprégnés et qui ne correspond pas à celui des cultures dont ils parlent… »
Les deux auteurs ont abouti à la conclusion selon laquelle « les traditions devaient « être placées dans leur contexte culturel, social, économique… et les hiérarchies de valeurs doivent être recherchées en fonction de ces données ».
Cinq décennies plus tard, le coauteur de cette thèse considérait que les contempteurs et les laudateurs version 2.0 du « Anda na Mila » qui s’écharpent ces dernières années sur ce sujet reproduisent à l’envers les mêmes erreurs d’appréciation et d’analyse sur cette institution de la société comorienne.
Mais l’agronome me disait qu’il préférait laisser aux anthropologues et aux sociohistoriens le soin d’étudier le sujet en question. Puis il s’est mis à me raconter les échanges et les discussions préliminaires qu’il a eus avec son maitre dans le cadre de la préparation méthodologique du questionnaire de l’enquête qui avait servi à la rédaction de cette étude.
C’était, m’a-t-il dit, pendant l’année universitaire 1965-1966. Même si l’article est signé et daté de septembre 1967 et publié en 1968. Cette étude s’appuyait sur une enquête qu’il avait réalisée dans sa localité de Mitsamihuli Mdjini. Il s’était également inspiré de ses connaissances et de son vécu de jeune intellectuel issu d’un milieu social qui lui permettait d’être coutumier du « Anda na Mila ».
Lorsque je l’ai questionné sur la concomitance de la publication de cet article et la mise en cause des dépenses ostentatoires du Ndola Nkuwu par le président Saïd Mohamed Cheikh qui voulait les réformer à Mitsamiouli en 1967e, sa réponse fut d’abord lapidaire.
Très vite, il s’est repris en me rappelant qu’ils étaient les premiers (Rouyveran et lui) à déceler et à mettre en exergue les mouvements d’humeur et de contestation qui agitaient la jeunesse instruite dans certains villages au sujet du grand mariage.
Cette thématique est effectivement évoquée dans « l’Appendice » et titrée « l’évolution des idées concernant le grand mariage ».
Pour illustrer son propos, Djabir m’expliqua moult détails à l’appui que dans sa ville natale et d’autres localités de Ngazidja deux tendances s’étaient affrontées rudement pendant la seconde moitié de la décennie 1960 sur la question des dépenses ostentatoires du Ndola Nkuwu et de leur utilité.
Ce débat sociétal opposait les partisans d’une évolution réformatrice du Anda « Amini–ceux de droite » à ceux de gauche « Shimali » qui réunissaient les traditionalistes favorables à la perpétuation de l’institution du grand mariage.
Le cours était pour moi magistral et inoubliable. Djabir avait retrouvé son ton professoral. Lui qui avait exercé brièvement le métier d’instituteur à Ouellah Ya Mitsamihuli et de professeur de collège lorsque son confrère et ainé Ali Soilihi l’a congédié et demandé d’aller enseigner en 1976 la technologie au collège de Mitsamihuli au lieu d’exercer son passionnant métier d’ingénieur agronome. Un petit clin d’œil critique sur le Mongozi.
Il éprouvait de la fierté pour sa contribution modeste à l’étude et à l’analyse du phénomène social du grand mariage et celles des structures économiques, sociales et psychologiques des Comores du milieu du XXe siècle avec son professeur Rouveyran.
C’est lui qui aurait fourni la mine de données chiffrées et d’informations utiles et éclairantes sur la pratique de ces us et coutumes à Mitsamihuli.
Dans la première partie de leur étude, les principales étapes de la vie coutumière à la Grande-Comore intitulée « le cycle de la vie » ont été largement abordées. Il s’agit de la naissance, la jeunesse, les deux types de mariages (Mna daho et daho kuwu), le pèlerinage à la Mecque, la mort, la place et le rôle central du Moilimou.
Les « fonctions du grand mariage » analysées dans la seconde partie de l’article semblaient retenir toute son attention 52 ans après en raison de sa pertinence et de sa contemporanéité, m’affirmait-il.
Lorsque je lui ai fait observer son mutisme pendant la querelle qui fracturait la ville de Mitsamihuli, opposant les partisans du Katiba et des antikatiba au début du XXI siècle, « l’homme complet » ou Mru mzima qui épousa Suzanne Rivière, métisse au sang mêlé et aux origines indiennes, française et comorienne déplorait avec amertume que sa génération et les jeunes cadres et intellectuels n’aient pas débattu sereinement et avec lucidité sur le sujet.
Il pointa du doigt l’absence d’analyse et de réflexion des promoteurs du projet de réforme et leur méconnaissance absolue des changements significatifs introduits par Saïd Mohamed Cheikh au crépuscule de sa vie.
Pour lui « les enseignements de cette période et de l’œuvre réformatrice en la matière du président Cheikh à Mitsamiouli n’avaient pas été suffisamment tirés par ses condisciples ou le « Beya lahahe ».
La réforme initiée dans sa ville révélait selon lui « une guerre de clans et d’égos surdimensionnés d’une notabilité de second rang en quête de leadership dans la gestion de la vie communautaire ».
Son jugement sur « la grande notabilité contemporaine yahé Ngazidja » en général était sévère. « Mila yifu, ngapvo mifaniso ya Anda ». Autrement dit, insistait-il dans la langue de Jean Baptiste Poquelin (Molière) « nos us et coutumes du grand mariage ont disparu, il ne reste qu’un simulacre pour ne pas dire des faux semblants de grand mariage ». Est-ce la raison pour laquelle l’auteur avec son maitre Rouveyran de la thèse du grand mariage « objet de compétition sociale et de sécurité économique et psychosociologique » avait choisi de s’éloigner de ce milieu social en brillant par sa discrétion et sa marginalité ?
Je n’avais pas besoin de connaitre sa réponse. Car pendant plus d’une quarantaine d’années, le coauteur du Ndola Nkuwu avait partiellement renoncé aux droits, aux avantages et au prestige que lui conférait l’accomplissement du grand mariage, notamment le port abusif du Mharouma et de toutes les tenues classiques d’apparat, de prise de parole devant les assemblées villageoises, à trôner dans les madjlis, à la mosquée du vendredi et empocher l’argent des enveloppes des sanctions « maou » et divers autres.
Mitsamihuli le connaissait pour sa passion du jeu de société « mraha » auquel il s’adonnait des heures et des heures sur la place Mhandadjou. Mais le grand fumeur de pipe avait trouvé au soir de sa vie en la généalogie un autre centre d’intérêt et un sujet de prédilection qu’il souhaitait partager avec moi.
Il m’avait vivement conseillé et encouragé à travailler à l’élaboration d’un arbre généalogique et à l’écriture de l’histoire du clan familial dénommé « Ignamwamboudja » pour la transmettre aux générations futures.
Un travail qui a nécessité cinq années de recherche auquel il avait grandement contribué et que j’ai réalisé avec la collaboration de ma fille cadette Fatna.
Il en était le pilier et un des artisans qui nous ont permis de créer cet arbre généalogique et l’organisation du « premier Meeting international du « Mba Ya Mzade na Mbahoua Mbechezi » nos aïeules.
Une Cousinade qui avait réuni à Épinay-sur-Seine en banlieue parisienne les 19 et 20 avril 2019 des représentants de nos familles éparpillées dans les quatre coins du monde, France, Grand Bretagne, Danemark, Suède, Canada, Oman, les Émirats arabes unis, Comores et Zanzibar où fut présenté en français et anglais cet arbre généalogique.
Plus de 120 personnes venues de Londres, de Copenhague, de France, de Zanzibar et des Comores avaient participé à cet évènement qui lui tenait à cœur en ayant l’honneur, la fierté et le privilège de présider en sa qualité de doyen masculin du clan.
À cette date anniversaire de son décès, les cinq générations de descendants de Mzade et Mbahoua Mbechezi du monde entier s’inclinent et prient pour qu’il repose en paix. MGU NAMREHEMU.
Paris, le 5 février 2025. MOHAMED Bakari