Une nouvelle d’Azhar de Youssouf
Dès l’aube, Zamoon, fraîchement nommé député (ou plutôt parachuté par les hautes sphères), s’habilla avec une élégance exagérée. Costume étriqué, cravate trop courte, chaussures trop grandes — il ressemblera davantage à un enfant déguisé qu’à un élu du peuple. Pourtant, dans son esprit, il était un « honorable » député, investi d’une mission sacrée : dire « oui » à tout.
À l’entrée de l’Assemblée, les vigiles, dubitatifs, le dévisagèrent. L’un murmura à l’autre :

— C’est lui, le fameux élu du quartier où il n’y a même pas eu de bureau de vote ?
— Oui, celui qui a « rapporté » 120 % des suffrages !
Zamoon passe sans broncher, arborant un sourire niais. Dans la salle, il était comme un enfant en colonie de vacances, admirant les dorures, les sièges en cuir, et surtout, la climatisation. On l’appela à s’installer à son pupitre. Mais avant de s’asseoir, il s’inclina maladroitement, comme s’il saluait une foule imaginaire. Le président de l’Assemblée a ouvert la séance :
— Honorables députés, aujourd’hui nous votons une loi cruciale pour notre pays : la privatisation de nos plages au profit d’investisseurs étrangers.
Monsieur Zamoon, êtes-vous pour ou contre ? Zamoon, visiblement pris de court, se racla la gorge.
— Euh… Je… je suis pour… enfin, oui, pour… pourvu que ce soit ce que le président veut. Les autres députés éclatèrent de rire. Un voisin lui murmura :
— Tu n’es pas censé le dire comme ça, imbécile. Fais semblant, au moins ! Paniqué, Zamoon se leva.
— Euh, rectification, je suis pour, car c’est une très bonne loi… pour euh… notre économie. Oui, voilà ! Satisfait, il se rassit en sueur, tandis que certains murmuraient dans la salle.
— Il va nous faire regretter même les corrompus les plus compétents.
À la pause, un conseiller du pouvoir exécutif s’approche de lui.
— Monsieur le député, bravo pour votre première intervention. Maintenant, rappelez-vous. Votre rôle n’est pas de penser ni de parler trop longtemps. Vous dites juste « oui » quand on vous le demande, compris ? Zamoon hocha la tête, visiblement soulagé.
– Très bien, très bien. Vous savez, je suis ici grâce à vous. Vous pouvez compter sur moi, je dirai « oui » même si c’est pour vendre les cocotiers de ma mère.
Ce jour-là, Zamoon avait franchi une étape importante : il avait appris qu’être député, dans son cas, ne nécessitait ni réflexion ni conviction. Il ne lui restait qu’une obsession : ne jamais déplaire à ceux qui l’avaient installé là. Après tout, réfléchir, c’était bien trop fatiguant pour lui.
L’après-midi de Zamoon fut tout aussi chaotique que sa matinée. Lors de la reprise des débats, un autre sujet brûlant fut abordé : la réforme de l’éducation. Cette fois, il s’agissait de réduire le budget alloué aux écoles publiques au profit d’un partenariat avec une société étrangère qui promettait des tablettes numériques pour chaque élève… à condition de fermer la moitié des écoles rurales.
Le président de l’Assemblée appela Zamoon à s’exprimer. Pris de court, il se leva, paniqué. Cette fois, il avait décidé de suivre le conseil du conseiller du pouvoir exécutif : parler peu et dire « oui ». Mais son trac le trahit.
— Euh… Je… je crois que… oui… enfin, je suis… pour… mais… c’est-à-dire que… si ça arrange le président… enfin le pays… euh… les tablettes, c’est bien, hein ? Même si les enfants n’ont pas d’école… ils peuvent apprendre sous un cocotier !
Un silence gêné s’installa, avant que des rires éclatent. Un député de l’opposition ne put s’empêcher de commenter, un sourire narquois aux lèvres :
— Honorable Zamoon, je vois que vous êtes un grand visionnaire. Peut-être voulez-vous aussi proposer de privatiser les cocotiers pour que les enfants payent un loyer avant de s’asseoir à l’ombre ?
Zamoon, qui ne comprit pas l’ironie, répondit avec enthousiasme :
— Oh, c’est une excellente idée ! Je vais en parler au président !
Un brouhaha éclata dans la salle, et Zamoon, ne comprenant pas pourquoi, se rassit, le visage rayonnant, persuadé d’avoir marqué des points.
À la fin de la journée, Zamoon fut convoqué dans un bureau privé où l’attendait un groupe de cadres du parti. Leur chef, un homme à l’air austère, le fixa longuement avant de prendre la parole :
— Écoute-moi bien, Zamoon. Ici, tu n’es pas là pour réfléchir ou proposer quoi que ce soit. Ton rôle est simple : tu lèves la main quand on te le dit, tu votes « oui », et surtout, tu te tais. Est-ce que c’est clair ?
Zamoon, intimidé, hocha la tête frénétiquement.
— Oui, oui, très clair. Je ne parlerai plus, promis.
— Bien. Et une dernière chose, arrête de mentionner le président pour tout et n’importe quoi. Ça commence à attirer des regards… indésirables.
Quelques semaines plus tard, Zamoon avait parfaitement intégré son rôle. Il était devenu un expert en « hochements de tête » et en « levées de main synchronisées ». Mais dans les rues de son « fief électoral », les rumeurs couraient : « Zamoon, le député marionnette », « Zamoon, le mouton du pouvoir ». Certains villageois, déçus, commencèrent à dessiner des caricatures de lui en mouton, tenant une pancarte avec « oui » écrit dessus.
Un jour, lors d’une visite dans sa circonscription, un vieux sage l’interpella publiquement :
— Monsieur le député, pourquoi nous avez-vous trahis ? Vous étiez censé défendre nos intérêts, pas vendre nos plages et nos écoles. Que diriez-vous à votre mère si elle voyait ça ?
Zamoon, pris au dépourvu, balbutia :
— Euh… vous savez, c’est pour le bien du pays… euh… et puis, ma mère… elle comprendrait… je crois ?
Le sage le fixa intensément, avant de répondre :
— Non, Zamoon. Ta mère, elle aurait honte. Comme nous tous.
Ce jour-là, Zamoon sentit une fissure dans son armure de naïveté. Mais il secoua rapidement la tête, chassant cette pensée dérangeante. Après tout, réfléchir, c’était bien trop fatigant pour lui.
À l’aube, Zamoon arriva à l’Assemblée plus tôt que d’habitude, le visage radieux. La veille, il avait reçu un appel du ministre des Finances en personne, une conversation qui l’avait à la fois honoré et terrifié.
— Monsieur le député Zamoon, commença le ministre avec une voix mielleuse. Aujourd’hui, des lois importantes pour l’avenir du pays seront discutées. Je compte sur vous pour… disons, rallier nos amis à la cause. Vous comprenez ce que je veux dire ?
Zamoon ne comprit pas tout, mais il savait que cela impliquait obéir, et surtout, ne pas poser de questions. Le ministre poursuivit, cette fois plus direct :
— Il s’agit des blocs pétroliers offshores. Un consortium allemand de… confiance est prêt à investir massivement. Mais il y a une opposition dans l’Assemblée. Vous, Zamoon, avez le charisme… euh… et la proximité avec les députés pour leur expliquer l’urgence nationale. Naturellement, des enveloppes seront prévues pour convaincre les récalcitrants.
Zamoon, flatté, mais nerveux, répondit maladroitement :
— Oui, monsieur le ministre. Vous pouvez compter sur moi. Je suis… très bon pour expliquer les choses… enfin… surtout quand il y a des enveloppes.
La journée commença avec le vote du budget, un exercice ennuyeux où Zamoon joua son rôle habituel : lever la main, hocher la tête, sourire à tout propos. Il ne comprenait pas grand-chose, mais peu importait. L’essentiel, c’était de ne pas attirer l’attention.
Les choses se compliquèrent lorsque le ministre des Mines introduisit un projet de loi visant à réviser le code minier. Cette réforme prévoyait de permettre à des entreprises étrangères d’exploiter les ressources naturelles du pays sans obligation de partenariats locaux. L’opposition s’enflamma immédiatement :
— Cette loi est un scandale ! Fulmina un député de l’opposition. Elle nous dépouille de nos richesses pour enrichir des multinationales ! Où est l’intérêt du peuple dans tout cela ?
Zamoon, assis à sa place, jetait des coups d’œil anxieux au ministre des Finances, qui lui fit un signe discret. Il comprit que son moment approchait.
L’après-midi, ce fut au tour de la loi sur les blocs pétroliers offshore. Le ministre des Finances monta à la tribune avec un sourire confiant.
— Honorables députés, cette loi permettra à notre pays de devenir une puissance pétrolière régionale. Le consortium allemand PetroNexus, réputé pour son expertise, est prêt à investir. C’est une opportunité historique.
L’opposition ne se fit pas attendre.
— Et quel sera le prix pour notre pays ? s’écria un député. Quels sont les termes exacts de ce contrat ? Et pourquoi passer cette loi à la va-vite sans consultation ?
Zamoon sentit la tension monter. Il se rappela les instructions : trouver les députés hésitants et les convaincre, coûte que coûte. Lors d’une pause, il commença sa mission.
Zamoon approcha d’abord un député réputé pour sa neutralité. L’air faussement confiant, il glissa :
— Mon frère, tu sais que cette loi est bonne pour le pays. Mais… je comprends que tu hésites. Écoute, le ministre m’a demandé de… te faire une petite offre. Une enveloppe, rien de bien méchant, pour… disons, appuyer ton engagement pour le progrès. Qu’en dis-tu ?
Le député le regarda, abasourdi.
— Zamoon, tu es devenu un corrompu à ce point ? Tu veux qu’on vende notre pays pour quelques billets ? Jamais !
Zamoon, décontenancé, tenta de sourire.
— Mais… c’est pour l’avenir du pays… enfin, c’est ce qu’on m’a dit.
Il se heurta à plusieurs refus, mais d’autres députés, plus pragmatiques, se montrèrent réceptifs. Les enveloppes promises circulèrent discrètement, et les consignes furent données : lever la main au bon moment.
En fin de journée, la tension était à son comble. Le ministre des finances, visiblement satisfait de ses arrangements en coulisses, se leva pour annoncer que le vote aurait lieu immédiatement.
Les résultats furent sans surprise : la loi sur les blocs pétroliers fut adoptée avec une majorité confortable. Zamoon, assis à sa place, se permit un sourire de satisfaction. Il avait rempli sa mission, et il était certain que le ministre serait fier de lui.
Mais tandis que la tempête médiatique gagnait en intensité, à l’intérieur du Parlement, l’indifférence régnait en maître. Les préoccupations du peuple semblaient bien loin des priorités des élus, plus occupés à préserver leurs privilèges qu’à défendre les intérêts de leurs concitoyens. Les rares voix dissonantes, qui tentaient encore de faire entendre une once de vérité, étaient étouffées par une majorité docile, prête à tout pour protéger un régime qui les nourrissait. C’est dans ce climat pesant, entre opportunisme et abdication morale, qu’une nouvelle journée d’absurdités politiques prenait forme.
Dans la grande salle de la maison de la Nation, les dorures des murs et les fauteuils en cuir peinent à cacher l’état de délabrement moral du parlement. Une nouvelle séance plénière s’ouvre, mais cette fois, l’atmosphère est marquée par un cynisme palpable. L’ordre du jour inclut des lois plus absurdes et scandaleuses les unes que les autres, toutes conçues pour consolider le pouvoir du président et enrichir son entourage.
Le président de l’Assemblée, Aboubacar Salami, un homme à la mine affable, mais aux gestes mécaniques, frappa son marteau pour ouvrir la séance.
— Honorables députés, la séance est ouverte. Aujourd’hui, nous avons l’honneur de débattre de trois projets de loi essentiels pour l’avenir de notre nation :
1. La modification de la Constitution pour permettre au président de briguer des mandats illimités.
2. L’allocation d’un budget spécial pour célébrer le mariage de son Excellence Junior, le fils de notre cher président.
3. Une résolution condamnant un pays voisin pour des raisons… encore à préciser.
Un murmure parcourut la salle. Certains députés feignirent d’écrire des notes, d’autres s’affalèrent dans leurs fauteuils, l’air résigné devant l’absurdité des débats à venir.
Houssam Djamali, député de l’opposition connu pour son franc-parler, lança un regard agacé à son voisin, Faridou Abdi, un autre opposant plus réservé.
— Une allocation pour un mariage ? Sérieusement ? On devrait peut-être aussi offrir des cadeaux, non ?
Faridou répondit à voix basse, visiblement inquiet.
— Fais attention à ce que tu dis, Houssam. Tu veux finir comme Bahari ? On sait tous où il a atterri après avoir trop parlé…
Derrière eux, Zamoon Mdoha, député zélé du parti majoritaire, se retourna avec un sourire béat.
— Messieurs, un peu de sérieux, je vous en prie. Ce mariage, c’est une opportunité pour notre pays. Une occasion de montrer au monde l’unité de notre peuple.
Houssam fronça les sourcils, son ton chargé d’ironie.
— L’unité, Zamoon ? Avec quel argent ? Les écoles s’effondrent, il n’y a pas d’électricité, et toi, tu parles d’unité ?
Zamoon, toujours imperturbable, haussa les épaules.
— Ah, Houssam, tu ne comprends jamais rien. Notre rôle, c’est de soutenir la vision du président, pas de poser des questions.
Comme pour souligner l’absurdité de ses propos, la salle plongea soudain dans le noir : une coupure d’électricité.
Aboubacar Salami resta calme et déclara :
— Ce n’est qu’une panne. Pas de panique. Que quelqu’un apporte des bougies.
Quelques assistants surgirent avec des bougies qu’ils placèrent méthodiquement sur les tables. La lumière vacillante projeta des ombres sur les murs dorés de la salle.
Zamoon éclata de rire.
— Eh bien, voilà ce que j’appelle une ambiance chaleureuse et romantique pour des décisions historiques !
Des rires forcés fusèrent, mais la lassitude générale était palpable.
Plusieurs députés de l’opposition se regroupèrent autour d’une table. Parmi eux se trouvaient Houssam, Faridou et Amina Badr, la seule femme députée de l’opposition.
— On va vraiment rester là à les laisser passer cette loi sur les mandats illimités ? s’indigna Houssam, le regard furieux.
Faridou, visiblement nerveux, répliqua sèchement :
— Et tu comptes faire quoi, Houssam ? Te lever et crier ton indignation ? Tu veux qu’on te trouve une excuse pour t’envoyer en prison ?
Amina, les bras croisés, intervint d’un ton posé, mais ferme :
— Je comprends ta colère, Houssam. Mais soyons réalistes. Si nous refusons, nous perdons notre immunité. Et sans ça, ils n’hésiteront pas à nous réduire au silence.
La porte s’ouvrit brusquement. Zamoon entra, un sourire suffisant plaqué sur le visage.
— Mes chers collègues, quelle surprise ! Vous savez, la vie est plus simple quand on accepte les règles du jeu.
Houssam, exaspéré, lui lança un regard noir.
— Les règles du jeu ? Sérieusement, Zamoon, tu es la définition du mouton docile. Tu bêles dès qu’on te le demande.
Zamoon, imperturbable, répondit avec fierté :
— Et alors ? Si être un mouton me permet de vivre confortablement, pourquoi pas ? Croyez-moi, suivre le troupeau a ses avantages.
Amina soupira profondément et murmura :
— Continue de bêler, Zamoon. Mais souviens-toi d’une chose : le troupeau finit toujours à l’abattoir.
Zamoon, imperméable à l’ironie, quitta la pièce en sifflotant, comme si ces paroles n’avaient aucun poids.
Les bougies vacillaient alors que le président de l’Assemblée entama le vote.
— Honorables députés, nous allons voter sur la modification de la Constitution. Député Zamoon Mdoha, êtes-vous pour ou contre ?
Zamoon se leva avec enthousiasme, bombant le torse.
— Pour, évidemment ! C’est une loi magnifique, pour notre président, notre peuple et… euh… notre avenir !
Des applaudissements forcés retentirent, mais les députés de l’opposition baissèrent les yeux, impuissants. La loi fut adoptée à une majorité écrasante.
En sortant de la salle, Houssam s’arrêta près d’Amina et Faridou, les yeux remplis d’amertume.
— Un jour, les gens se souviendront de ce parlement. Pas comme un lieu de pouvoir, mais comme le plus grand troupeau de moutons que ce pays ait jamais connu.
Amina serra les poings, incapable de répondre.
Zamoon, toujours aussi fier, se retourna une dernière fois avant de partir.
— Mes amis, quelle journée ! Les générations futures se souviendront de nous, vous verrez.
Hélas, il avait raison. Mais pas pour les raisons qu’il imaginait.