La République des Imberbes de Mohamed Toihiri a rencontré, dès sa sortie, en 1985, un accueil mitigé aux Comores. S’il a marqué incontestablement tous les lettrés du pays du fait de son geste inaugural de la littérature comorienne écrite francophone, il a aussi bousculé indubitablement les plus avisés d’entre eux à cause du thème abordé : le rejet du pouvoir révolutionnaire à l’heure des deux blocs et de la domination du marxisme parmi l’intelligentsia africaine et tiers-mondiste. Roman, en effet, aussi étonnant que détonnant.
Par Nassurdine Ali Mhoumadi, Docteur ès Lettres et Arts
Voilà un roman écrit par une plume progressiste stigmatisant vigoureusement un pouvoir réformateur renversé par des conservateurs appuyés par l’ancienne puissance coloniale. Et pour arranger le tout, la plupart des acteurs et des opposants de l’histoire racontée sont vivants à la publication de l’œuvre, ce qui a souvent donné lieu à des débats et des échanges houleux dans les milieux autorisés et politisés du pays. Reconnaissons qu’un sentiment de gêne a longtemps persisté, car une lecture simpliste de ce roman pouvait conclure à un soutien implicite de la restauration qui a pourtant pris rapidement le visage d’un régime réactionnaire, répressif et sanguinaire. En réalité, il a fallu attendre la publication du Kafir du Karthala en 1992 pour mieux cerner le projet littéraire et politique du romancier et dissiper les malentendus.

De quoi s’agit-il vraiment ? Eh bien d’un roman historique qui raconte le destin d’un certain homme qui a dirigé son pays et qui a été renversé précipitamment par des conservateurs.
Curieux
Guigoz, parce qu’il s’agit bien de lui, est un enfant issu d’une famille modeste, fils d’un polygame, scolarisé d’abord à l’école coranique avant d’intégrer l’école française à douze ans où il est considéré comme intelligent, mais turbulent. Ses camarades de l’école primaire le craignent énormément, car il est menteur, rançonneur et manipulateur jusqu’au jour où il s’est fait piéger lui aussi : un élève qu’il maltraitait quotidiennement lui a servi de la viande de chien !
Il intègre le collège à Tananarive où il obtient un CAP en agriculture qu’il présente aux non-initiés comme un diplôme d’ingénieur en agronomie. Grâce à son intelligence, il obtient une bourse pour poursuivre ses études en France où il décide de prendre le pouvoir aux Comores et où il se découvre mégalomane : il veut savoir, mais sans professeur ; il ne veut plus personne au-dessus de lui.
Fort curieux, il veut apprendre avec les livres, mais surtout avec la vie de tous les jours. Il dévore des poètes (Baudelaire, Verlaine, Senghor…), des romanciers (Faulkner…) ainsi que des théoriciens politiques progressistes (Karl Marx, Frantz Fanon…).
Il s’intéresse également aux mouvements littéraires, à la peinture, aux musées, aux musiques du monde, aux chevaux, aux églises, aux différentes religions, à l’anglais et à la ville de Paris. Il s’essaie, par simple curiosité, à l’homosexualité, au sexe à plusieurs, aux drogues et stupéfiants ainsi qu’aux différentes boissons.
Rusé
Rentré aux Comores, juste après ses études, le jeune homme, cultivé, raffiné, brillant et cynique, semble prêt pour prendre le pouvoir. Lors de la réunion répartissant les maroquins ministériels, juste avant le coup d’État qui va conduire la coalition de l’opposition au pouvoir, le politicien rusé, domine tout le monde en réussissant à imposer toutes ses idées : il distribue les strapontins aux autres et s’attribue le vrai pouvoir, c’est-à-dire la force et l’argent. Six mois plus tard, il parvient à se hisser au sommet de l’État.
Pouvoir imberbe
Devenu président, en fin psychologue et en homme réfléchi et nuancé, il assoit son pouvoir sur la jeunesse à partir de laquelle il met en place un vrai pouvoir excessif et répressif. Ses milices humilient, torturent et tuent si bien que son pouvoir semble in fine caractérisé par la création d’une société de méfiance, la manipulation de la jeunesse, la terreur, les rackets, la débauche, la soumission de la population en général et la vassalisation des esprits éclairés en particulier.
La fin
Après le massacre d’Iconi, Haidar, un jeune militaire, proche du régime, décide de quitter le navire révolutionnaire, accompagné de sa copine mohélienne et d’une amie journaliste anjouanaise, à bord d’un avion détourné : « C’est l’existence qui te transforme en terroriste ou en enfant de chœur. Notre pays s’évertue à nous transformer en terroristes en puissance, alors nous le deviendrons » (pp.194-195). Autrement dit, une partie de la jeunesse, pourtant bien impliquée dans le pouvoir, commence à douter de la politique menée. Une tentative d’assassinat du président à l’aide d’un couteau a échoué suivi d’un semblant de procès au bout duquel Idjabou Karihila condamne fermement le nouveau pouvoir avant d’assumer pleinement la responsabilité de la tentative d’assassinat : « […] Certains amis et moi […] nous nous sommes rendus compte que la politique menée par Guigoz entraîne le pays dans le chaos. En tant qu’anciens responsables de ce pays, nous ne pouvons pas rester des spectateurs passifs devant la catastrophe collective qui guette notre peuple. Il fallait A.G.I.R. » (pp. 212-213).
Condamnation
Le narrateur de La République des Imberbes considère le chef de la révolution comorienne comme « Satan déguisé » (12) et rejette clairement son pouvoir dès le prologue : « Certes, certes, on ne pouvait pas dire que ces îles avaient toujours vécu heureuses ; mais jamais, au grand jamais, elles n’avaient enduré ce qu’elles ont enduré pendant ces deux années et demie […] » (11). Il vomit donc la révolution conduite par l’agronome, mais non la révolution tout court. Il prône, en jeune et doux rêveur d’ailleurs, un autre bouleversement social et sociétal, mais démocratique : « Haïdar se rendit compte avec satisfaction qu’en France les étudiants comoriens organisés en association menaient une lutte implacable contre cette coulée de peste brune. Contrairement aux impatients, aux frustrés qui n’aspiraient qu’à reprendre le pouvoir, ces jeunes encore sains allaient semant la bonne graine : celle de l’authentique révolution démocratique » (pp.205-206).
Réhabilitation
La révolution comorienne d’inspiration marxiste présentait, malgré tout, des avantages. Elle a tenté par exemple d’abolir les privilèges issus de la colonisation, de moderniser le pays et de combattre l’ignorance et le fanatisme. Elle a même essayé d’esquisser un début de rationalisation de la société comorienne pourtant ancrée dans des superstitions depuis des siècles : « On pouvait manger du maïs le soir, consommer de la viande la nuit dehors, boire debout juste à côté de la calebasse, jeter les ongles des orteils à la maison. En cette période de lutte contre la superstition, on pouvait même ne pas soustraire ses cheveux coupés des yeux de l’ennemi, envoyer des condoléances les dimanches, dire à la mère que son fils est beau. Bref le monde ne fut plus peuplé que par des humains en chair et en os […]. Des Comores à l’envers, sans leur fonds superstitieux » (pp.74-75).
Les milices révolutionnaires ont su également montrer un véritable savoir-faire lors de l’accueil des Comoriens de Majunga : « Après l’atterrissage, efficaces, les commandos Zazis prirent les choses en main. Ils inscrirent des noms, établirent des listes, répartirent de pauvres hères dans d’autres îles et d’autres villages que ceux de leurs origines, sous prétexte d’éviter trop d’effusions familiales » (pp.99).
La fin du roman est élogieuse pour le jeune dictateur qui le présente comme un homme courageux qui assume ses actes : « Ô certes, se disait-il, il y avait de tous petits excès, mais peut-on faire une omelette sans casser des œufs ? Allons, allons, les enfants avaient raison et je ne regrette rien » (p.111). Homme courageux mais aussi sincère, volontaire, convaincu de son action et doté d’une morale laïque éloignée de cette société comorienne faussement religieuse : « N’est jamais péchés tout ce qu’on fait en son âme et conscience. Tout ce qu’on fait avec conviction. Ce que j’ai fait je l’ai fait avec foi. […] Faire ce qu’on veut là où l’on est, je ne connais pas d’autre morale » (pp.216-217).
Un brevet de patriotisme lui est même enfin décerné : « Si quelqu’un devait faire son mea culpa, c’était bien lui [le président renversé parle ici du Grand Imam venu le ramener à Dieu avant son assassinat], mais pas moi qui n’avais d’autre but que de sortir mon peuple des limbes dans lesquelles l’ont plongé deux millénaires de régime féodal » (p.218). C’est peut-être pour cette raison qu’une certaine partie de la population comorienne continue de voir planer son ombre partout même après sa mort : « Guigoz est un mort vivant, plus vivant que mort. » (p.224).
Alors ? Qu’est-il advenu de la révolution juvénile ? Eh bien, son chef a été assassiné et son œuvre interrompue. Quant aux Comoriens, ils se sont jetés, pieds et mains liés, dans les bras des vieux, mais redevenus nouveaux maîtres du pays, car ce sont bien « […] de fins roublards. Ils savent plier l’échine pour qu’ayant perdu toute méfiance, vous vous en approchiez avec l’intention de les écrabouiller complètement. Alors ils vous sautent à la gorge et vous étranglent » (75).