Abdulrahman Mohamed Babu (1924-5 août 1996) est une figure emblématique du panafricanisme et du marxisme révolutionnaire, dont l’histoire complexe illustre les luttes pour l’indépendance et les tensions politiques à Zanzibar et en Afrique de l’Est au XXe siècle.
Par Fahmy Nassor
Abdurahmane Babu est né à Zanzibar d’un père comorien originaire de Moroni (Badjanani) et d’une mère arabe. Il incarne un héritage multiculturel et les contradictions des relations entre les diverses communautés de l’île.

Après avoir servi dans les forces britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale, Babu poursuit ses études en Grande-Bretagne à partir de 1951. Là, il est d’abord influencé par l’anarcho-communisme avant de s’engager dans le marxisme-léninisme.
De retour à Zanzibar, il devient un leader politique influent, prenant le secrétariat général du Parti nationaliste de Zanzibar (ZNP). Ses engagements le mettent en contact avec de grandes figures de l’époque, comme Kwame Nkrumah, Frantz Fanon, Patrice Lumumba, Mao Zedong, et Malcolm X. Sa rencontre avec Malcolm X, de passage à Zanzibar en 1964, est particulièrement marquante. Il se dit qu’il influence l’activiste afro-américain à s’intéresser davantage aux luttes panafricanistes et à adopter des positions plus radicales sur la liberté.
Un révolutionnaire pragmatique
Lors d’un discours à Accra en 1958, Babu conteste la résistance non violente prônée par Nkrumah, plaidant pour une lutte armée contre la colonisation, notamment en Algérie et au Kenya. Cette idée, résumée dans la formule « l’indépendance par tous les moyens nécessaires », inspire le célèbre slogan de Malcolm X : « Freedom by any means necessary ». Pourtant, malgré ses idéaux révolutionnaires, Babu est conscient des dangers que représentent les divisions ethniques et raciales à Zanzibar, exacerbées par le colonialisme.
Le rôle de Babu dans la révolution de Zanzibar
Après l’indépendance de Zanzibar en 1963, Abdulrahman Mohamed Babu quitte le ZNP en raison de divergences idéologiques et fonde le parti révolutionnaire Umma, prônant l’unité entre la majorité originaire du continent africain, les Arabes, les Comoriens et les Indiens.
Babu est notamment opposé à une union avec le Tanganyka que les pays occidentaux souhaitent.
La révolution de 1964, qui renverse le sultan omanais Jamshid, aboutit à l’instauration d’un nouveau gouvernement dirigé par Abeid Karume. Babu y joue un rôle central en tant que ministre des Affaires étrangères et du Commerce. Cependant, les tensions persistent, et la révolution, initialement anticoloniale et unificatrice, devient de plus en plus autoritaire et divisée.
Le premier anniversaire de la révolution de Zanzibar marqua un moment symbolique pour les réseaux révolutionnaires africains et internationaux. Che Guevara, alors engagé dans son soutien aux luttes pour la libération sur le continent africain depuis sa base au Congo, fut invité à cet événement historique. Sa présence à Zanzibar attire l’attention des services de renseignement américains, déjà préoccupés par l’influence croissante du bloc socialiste dans la région.
Le pays de l’oncle Sam dépêche à Zanzibar Franck Carlucci, premier secrétaire de leur ambassade à Kinshasa après le passage de Guevara dans l’île de Karume, en janvier 1965. Franck Carlucci sera le futur Directeur de la CIA sous Reagan quelques années plus tard. Il devait surveiller le parti de Babu pro Castriste (NDLR : Partisan du révolutionnaire cubain Fidel Castro).
Un assassinat entouré de mystères
En 1972, Karume est assassiné dans des circonstances troubles, déclenchant une vague de répression. Un sous-officier d’origine arabe du nom de Humud se présente au quartier général du parti au pouvoir et vide son arme sur Abeid Karume, le leader de la révolution de Zanzibar. Le mobile de son crime serait une vengeance. En effet, l’assaillant aurait accompli son geste après avoir appris que son père a été torturé et tué dans les geôles de Karume. Il sera à son tour abattu par un certain Hamada.
Dans le quotidien français « Le Monde » du 11 avril 1972, Philippe Decraene affirme dès le titre de l’article que « des exilés politiques Zanzibari » à Dubaï « revendiquent le meurtre de Cheikh Karume ».
Mais, Abdulrahman Mohamed Babu et 40 membres de son parti sont accusés d’avoir orchestré l’assassinat. Ils sont condamnés à mort. Toutefois, une campagne internationale en faveur des droits de l’homme aboutit à leur libération, en 1978, grâce à une amnistie accordée par Julius Nyerere, président de la Tanzanie. Les théories sur les commanditaires de cet assassinat abondent, impliquant notamment la CIA, qui aurait cherché à saboter le projet de chemin de fer Zambie-Tanzanie financé par la Chine.
C’est tout de même vers les États-Unis que Babu partira après sa libération. Il se rendra ensuite au Royaume-Uni en 1984, d’où il poursuivra son activité de militant politique.
Un héritage controversé
Malgré son rôle historique, Babu reste une figure controversée. Sa candidature à la présidence de la Tanzanie en 1995 est rejetée, officiellement en raison de son implication présumée dans la mort de Karume. Il décède l’année suivante à Londres, laissant derrière lui un héritage complexe.
Révolutionnaire dévoué, visionnaire, panafricaniste, et ardent défenseur de l’unité des peuples de Zanzibar, Babu symbolise à la fois les espoirs et les désillusions de son époque.
Son combat pour la liberté et la justice reste une source d’inspiration, même si son parcours est marqué par les tragédies et les contradictions inhérentes aux luttes de libération dans le contexte colonial et postcolonial.
En 2002, un ancien consul américain en poste à Zanzibar pendant l’indépendance et la révolution aborde dans son ouvrage « Revolution in Zanzibar », le récit sur la Guerre froide, le moment ou les services de renseignement de son pays vont commencer à s’intéresser de près à cette « bande de barbus castristes » (NDRL : de Fidel Castro) de l’Umma party comme ils les qualifiaient dans leurs télégrammes.