par ISMAEL A. A. Bassur
Depuis plusieurs décennies, l’archipel des Comores — situé à la jonction stratégique entre l’Afrique de l’Est, Madagascar et le monde arabe — devient non seulement un espace d’émigration, mais aussi une terre d’immigration comme le montre l’arrivée d’une vague de migrants ces derniers mois sur les plages des Comores. Cette inversion du sens migratoire, marquée par l’arrivée croissante de ressortissants africains, principalement de Tanzanie, du Mozambique, du Burundi, de la République Démocratique du Congo et de Madagascar, transforme en profondeur les dynamiques sociales et interroge les politiques de l’Union des Comores. L’analyse de ce phénomène requiert une approche historique, sociale et politique, afin de comprendre comment les circulations régionales, jadis structurées par les échanges commerciaux et culturels de l’océan Indien, redéfinissent aujourd’hui la question nationale comorienne.
Les Comores : Une histoire de migrations anciennes

Bien avant l’époque coloniale, les Comores furent un point de rencontre entre marchands swahilis, arabes, africains et malgaches. Ces échanges ont façonné une identité culturelle métisse, fondée sur la religion islamique, la langue swahilie et une économie de plantation orientée vers l’extérieur. Les migrations africaines vers les Comores ne sont donc pas nouvelles : elles prolongent une histoire de circulations régionales entre Zanzibar, Kilwa, Mahajanga, Nosy-Be et les côtes comoriennes. Sous la colonisation française, la mobilité régionale s’intensifie. Les travailleurs comoriens sont envoyés vers Madagascar et les Mascareignes, tandis que desMalgaches, Mozambicains ou Tanzaniens circulent dans l’archipel pour travailler dans les plantations d’ylang-ylang ou de canne à sucre. Cette période institue une hiérarchie coloniale des déplacements, où la migration est à la fois un outil d’exploitation et de contrôle des populations.
Les nouveaux profils migratoires aux Comores
Depuis les années 1990, l’archipel des Comores connaît une transformation notable de sa place dans les dynamiques migratoires régionales. Longtemps perçu comme un territoire d’émigration, notamment vers Mayotte et la France métropolitaine (Daoud, 2013 ; Bassur, 2023), le pays devient progressivement un espace d’accueil pour de nouveaux flux migratoires venus du continent africain et de l’océan Indien. Cette inversion relative des mobilités illustre la recomposition des circulations humaines dans la région, marquée par l’intensification des échanges Sud-Sud et la régionalisation des trajectoires migratoires (Adepoju, 2006 ; Bertoncello & Bredeloup, 2009).
Ces nouveaux flux se distinguent par leur hétérogénéité et par la diversité des logiques migratoires qui les sous-tendent. D’une part, des migrants contraints — notamment Burundais et Congolais — ont rejoint les Comores à la suite des crises politiques, ethniques ou militaires qui ont secoué la région des Grands Lacs à partir des années 1990. Leur présence s’explique par la recherche d’un refuge temporaire dans un espace perçu comme sûr, politiquement neutre et culturellement accueillant. Comme le note Castles (2003), ces mobilités forcées relèvent souvent de « stratégies de survie » qui recomposent les espaces d’accueil, même dans des pays traditionnellement d’émigration. D’autre part, des migrations à caractère économique et circulatoire concernent surtout des populations tanzaniennes et malgaches, attirées par la proximité géographique, les affinités linguistiques (Swahili/Shikomori) et la recherche d’opportunités économiques. Ces migrants, parfois saisonniers, s’intègrent progressivement dans le tissu économique informel comorien. Les Tanzaniens sont particulièrement visibles dans les activités liées à la pratique de la terre, au commerce et les Malgaches participent au petit commerce urbain, au bâtiment et aux services domestiques (Bassur, 2023).
Les principales villes de l’archipel — Moroni (Grande Comore), Mutsamudu et Domoni (Anjouan), Fomboni (Mohéli) — jouent un rôle central dans cette reconfiguration. Ces centres urbains deviennent des espaces de fixation et d’interactions multiculturelles, dans lesquels se côtoient des logiques de survie, d’investissement et d’intégration. Ces communautés étrangères y développent des formes de micro-entrepreneuriat transnational et contribuent à la redynamisation des économies urbaines locales, même si leur présence alimente parfois des tensions sociales liées à la concurrence sur les marchés du travail informel et aux représentations ambivalentes de l’« étranger africain » (Bredeloup, 2012).
Cette nouvelle configuration migratoire révèle une mutation silencieuse du rôle géographique et symbolique des Comores dans la région. L’archipel n’est plus seulement un espace d’émigration et de transit vers la France, mais devient également un territoire d’accueil et de circulation, au cœur des mobilités régionales de l’Afrique de l’Est et du Sud-Ouest de l’océan Indien. Comme le souligne Bakewell (2009), ces recompositions invitent à repenser la notion même de « périphérie migratoire », en considérant les petits États insulaires comme des acteurs à part entière des dynamiques migratoires africaines.
Vers une politique migratoire comorienne intégrée : enjeux, contraintes et perspectives
L’évolution récente des flux migratoires place les Comores au cœur d’un paradoxe : pays d’émigration massive tout en devenant territoire d’accueil (plus de 200 personnes en 2025) pour diverses populations africaines. Cette situation, à la fois complexe et révélatrice des recompositions régionales, souligne l’urgence de concevoir une politique migratoire nationale cohérente, capable de répondre à la double exigence de protection des citoyens comoriens à l’extérieur et d’intégration des étrangers à l’intérieur. Une telle situation oblige l’Etat comorien à mettre en place une politique migratoire nationale pour répondre d’abord à un enjeu de souveraineté. Car, l’absence de cadre juridique clair sur la migration rend l’État comorien vulnérable, notamment face aux reconduites à la frontière massives de ses ressortissants depuis Mayotte. Chaque année, plus de 20 000 Comoriens sont expulsés de Mayotte (HCR, 2022). Alors que depuis 1975, Moroni et toutes les résolutions des Nations-Unies, la considèrent comme une partie intégrante de l’archipel des Comores. Cette contradiction illustre la faiblesse des instruments diplomatiques et juridiques du pays en matière de défense des droits de ses citoyens.
En parallèle, la présence croissante de migrants étrangers sur le sol comorien soulève des enjeux de gestion interne : statut légal, accès aux services de base, insertion économique et coexistence culturelle. L’absence de politique migratoire entraîne une gestion au cas par cas, souvent réactive, reposant davantage sur la tolérance sociale et les réseaux communautaires que sur des dispositifs institutionnels. Or, « la migration devient un facteur de développement durable lorsqu’elle est accompagnée par des politiques nationales inclusives et prévoyantes » (Zlotnik, 2011).
Contraintes structurelles et institutionnelles
L’élaboration d’une véritable politique migratoire comorienne se heurte à un ensemble de contraintes structurelles et politiques. D’abord, la faiblesse institutionnelle de l’État, en particulier au sein des administrations déconcentrées, limite considérablement la capacité du pays à collecter, analyser et gérer de manière systématique les données relatives aux migrations. Cette carence administrative empêche la mise en place d’un dispositif fiable de suivi et de régulation des flux migratoires. Ensuite, l’absence d’un cadre législatif actualisé constitue un frein majeur : les textes encore en vigueur, souvent hérités de la période postcoloniale, apparaissent inadaptés aux nouvelles réalités des mobilités régionales et internationales. Par ailleurs, la dépendance économique du pays vis-à-vis des transferts de sa diaspora influence la position diplomatique de Moroni, qui adopte une attitude prudente à l’égard de la France — principal pays d’accueil des Comoriens — afin de préserver ces flux financiers essentiels à l’économie nationale. Enfin, la vulnérabilité géographique de l’archipel, marquée par la porosité de ses frontières maritimes et la multiplicité des points d’entrée informels, complique la mise en œuvre de tout contrôle efficace des migrations, qu’il s’agisse des entrées, des sorties ou des reconduites à la frontière. Ces contraintes appellent une réforme en profondeur, articulant les niveaux national, régional et internationalde la gouvernance migratoire.
Perspectives et pistes d’action
Un cadre juridique et institutionnel modernisé amènerait à la création d’un Observatoire national des migrations permettant de centraliser les données sur les mouvements de population, les reconduites depuis Mayotte, et les installations d’étrangers aux Comores. Ce dispositif, rattaché au ministère de l’Intérieur ou des Affaires étrangères, faciliterait la planification et le suivi des politiques publiques. Par ailleurs, l’adoption d’une loi-cadre sur les migrations et l’asile, conforme aux standards de l’Union africaine (UA, 2018), constituerait un jalon essentiel. Il s’agirait justement de favoriser la cohabitation interculturelle à travers des programmes de formation, de médiation communautaire et de régularisation ciblée des travailleurs étrangers. Ces mesures doivent s’appuyer sur les collectivités locales et les organisations de la société civile, déjà impliquées dans la gestion des quartiers populaires où résident de nombreux migrants (Bassur, 2023)
Cependant, la question migratoire ne peut être dissociée du dossier de Mayotte, qui cristallise les tensions entre la France et les Comores. Dans cette optique, le pays devrait renforcer la concertation régionale au sein des organisations comme la Commission de l’océan Indien (COI), afin de promouvoir une approche partagée des mobilités humaines dans l’espace swahili et insulaire. Cette coopération pourrait inclure la gestion conjointe des frontières maritimes, des programmes de formation pour les garde-côtes, et des mécanismes de retour dignes et concertés.
Grosso modo, les Comores se trouvent aujourd’hui à un tournant stratégique. L’absence de politique migratoire structurée fragilise à la fois la protection des citoyens comoriens et la gestion des flux étrangers. Concevoir une gouvernance migratoire moderne, articulée à la fois à la souveraineté nationale, à lacohésion sociale et audéveloppement local, apparaît comme une priorité. Comme le résume Bakewell (2009), « la migration n’est pas un problème à résoudre mais une réalité à gouverner ». Pour les Comores, cette gouvernance passera par la reconnaissance du rôle croissant du pays dans les mobilités régionales et par la construction d’un cadre institutionnel capable de transformer ces circulations en opportunité pour le développement plutôt qu’en source de tension ou de marginalisation.
Références bibliographiques complémentaires
Adepoju, A. (2006). Leading Issues in International Migration in Sub-Saharan Africa. African Migration Research, Trenton: Africa World Press.
Bakewell, O. (2009). “South–South Migration and Human Development: Reflections on African Experiences.” UNDP Human Development Research Paper Series.
Bertoncello, B. & Bredeloup, S. (2009). Les nouvelles figures de la mobilité africaine. Paris : Karthala.
Bredeloup, S. (2012). “La figure de l’étranger africain dans les villes du Sud.” Autrepart, 62(2), 37–54.
Castles, S. (2003). “Towards a Sociology of Forced Migration and Social Transformation.” Sociology, 37(1), 13–34.
Daoud, Z. (2013). Migrations comoriennes et recompositions sociales à Moroni. Mémoire de Master, Université de Mayotte.
Gonidec, P.-F. (2010). La question mahoraise : souveraineté et identité dans l’océan Indien. Paris : L’Harmattan.
HCR (2022). Rapport régional sur les mouvements forcés dans l’océan Indien. Genève : UNHCR.
Ismael, A. A. B. (2023). Décentralisation, territorialisation et développement agricole : étude de l’espace rural à la Grande Comore. Thèse de doctorat, Université de Poitiers.
Union Africaine (UA) (2018). Cadre de politique migratoire pour l’Afrique. Addis-Abeba.
Zlotnik, H. (2011). “The Global Dimensions of Migration Governance.” International Migration Review, 45(1), 3–36.















