C’est la saison des ambrevades. Celles-ci ne sont pas qu’un simple aliment. Elles sont aussi une mémoire. Une sociabilité. Une fête. Une résistance aussi, face à l’uniformisation des goûts et à la dépendance aux produits importés.
Les ambrevades, trésor ancestral devenu le produit agricole le plus prisé durant la saison du « kusi » à Tsembehou, sont depuis longtemps reléguées au rang de légumineuses ordinaires. Appelées « ntsuzi » en langue locale, elles font leur grand retour dans les foyers et les champs de Tsembehou, sur l’île d’Anjouan. Plus qu’un aliment, elles sont une mémoire vivante, un lien social fort et une richesse agricole encore trop peu reconnue. Enquête au cœur d’un produit de saison qui nourrit autant le corps que l’identité.
Par Naenmati Ibrahim

Un aliment chargé d’histoire
Connues ailleurs sous le nom de pois d’Angole (Cajanus cajan), les ambrevades occupent une place singulière dans l’histoire alimentaire des Comores. Avant l’introduction massive du riz comme aliment de base, cette légumineuse robuste nourrissait les familles comoriennes, saison après saison. C’est donc un aliment profondément ancré dans les traditions agricoles et culinaires du pays.
Dans l’archipel des îles aux parfums, les produits agricoles dépassent souvent leur simple fonction nourricière : ils sont porteurs de récits, de rites, de souvenirs. Et parmi eux, les ambrevades se distinguent par leur forte empreinte culturelle, en particulier à Tsembehou, où elles reviennent chaque année comme une promesse : celle d’une abondance de saveurs et de partages.
Une saison qui parfume les villages
Depuis quelques semaines, à Tsembehou, c’est l’odeur des ambrevades qui règne dans l’air des maisons. On les prépare de mille façons : bouillies simplement, puis mijotées avec du lait de coco, du manioc, de la banane, du fruit à pain, ou encore avec de la viande ou du poisson pour les plus aisés. On peut aussi les écraser après cuisson, les assaisonner de tomates, d’épices, de viande, de poisson ou de lait, et les servir avec du riz.
Certains en font même un remède contre la grippe, en y ajoutant du piment et du citron après les avoir bouillies. « Durant la saison, c’est comme si on ne cuisinait plus autre chose, à cause des odeurs dans presque toutes les maisons », témoigne une mère de famille du quartier Chongojou.
Cette effervescence culinaire s’explique par le caractère saisonnier de l’ambrevade. Comme tout produit qui ne se récolte qu’une fois l’an, elle devient précieuse. C’est la période dite des « Hhalate », un mot anjouanais qui exprime une forme d’envie… affectueuse. « Ici, si un proche ou un ami vous demande des ambrevades et que vous refusez, il risque de vous en vouloir ! » plaisante une habitante de Tsembehou, avec une émotion sincère. Car cette graine, dans cette région, ne se mange pas seulement : elle se partage.
Le pois de l’enfance
Pour les enfants, le retour du « ntsuzi » marque chaque année un moment particulier. Entre excitation et lassitude, ils redécouvrent ce goût, inlassablement, dans leurs assiettes. D’autres enfants le découvrent pour la première fois, avec curiosité et passion.
Le souvenir d’un garçon de Tsembehou illustre à merveille ce rapport à la fois tendre et épuisé à l’ambrevade. Un jour, excédé par la répétition des repas, il lança à sa mère : « Kula suku ntsuzi, kula suku ntsuzi… si zila ! » (« Chaque jour on mange des ambrevades… j’en veux plus ! ») Depuis, on le surnomme « Zile », à cause de la réplique de sa mère à son attitude rebelle. En effet, sa mère, pour l’obliger à manger, lui répétait : « Zile ! » (« Mange-les ! ») Ce sobriquet affectueux est devenu un clin d’œil populaire, un refrain que l’on entend chaque saison. Une histoire transmise de génération en génération, portée par la chaleur des souvenirs de cuisine et des marmites fumantes.
Une plante convoitée… et protégée
À Bambao-Mtruni, région dans laquelle se trouve Tsembehou, les premiers champs d’ambrevades apparaissent dès le début de la saison. Mais la convoitise qu’elles suscitent est telle que des vols sont régulièrement signalés. Pour protéger les récoltes, les autorités locales ont instauré une mesure inédite : toute personne souhaitant récolter ou vendre des ambrevades doit désormais obtenir une autorisation officielle délivrée par la mairie.
Cette initiative, en apparence administrative, révèle en réalité la valeur symbolique et économique de cette légumineuse. Les ambrevades ne sont pas seulement cultivées : elles sont encadrées, surveillées, protégées. Comme tout patrimoine en péril.
Une richesse oubliée ?
Pourtant, malgré cet attachement populaire, les ambrevades restent sous-exploitées à l’échelle nationale. Riches en protéines végétales, en fibres, en minéraux comme le fer ou le magnésium, elles constituent une alternative saine et durable aux produits importés. Leur culture nécessite peu d’eau, peu d’engrais, et s’adapte bien aux conditions climatiques comoriennes. On les conserve parfois séchées à l’ancienne, ou congelées, pour en profiter toute l’année.
Certaines personnes de Tsembehou commencent à en rêver autrement : « Pourquoi ne pas les mettre en conserve, comme les petits pois importés ? », propose une habitante. Une idée simple en apparence, mais révélatrice du potentiel économique de ce produit. Faute de politique agricole adaptée, ces ambitions restent encore à l’état de rêve. Et pourtant, les ambrevades pourraient être valorisées à travers des filières locales de transformation, de commercialisation, voire d’exportation.
Transmettre les savoirs
Derrière chaque assiette d’ambrevades se cache un savoir-faire ancestral. De la préparation du sol à la cuisson, en passant par les rites de récolte ou les astuces de conservation, tout un patrimoine immatériel est en jeu. Aujourd’hui, ces savoirs sont menacés par la modernisation des habitudes alimentaires, mais aussi par l’absence de reconnaissance institutionnelle.
Il devient donc urgent de préserver ces pratiques, non par nostalgie, mais parce qu’elles contiennent les clés d’un développement durable, enraciné dans le réel et dans le territoire.
Un goût d’identité
Les ambrevades ne sont pas qu’un simple aliment. Elles sont aussi une mémoire. Une sociabilité. Une fête. Une résistance, face à l’uniformisation des goûts et à la dépendance aux produits importés.
À Tsembehou, dans les ruelles où l’odeur des marmites remonte doucement, on entend encore parfois résonner la protestation du petit Zile. Un cri d’enfance devenu patrimoine oral, à la hauteur de ce qu’il symbolise : une attache, un lien, un goût, celui d’un peuple qui, à travers un simple pois, se souvient de ce qui l’a fait vivre, grandir, rire… et tenir bon.