À Anjouan, les marchés croulent sous les bananes. C’est le reflet d’un potentiel agricole ignoré.
Par Naenmati Ibrahim
Il y a quelques mois encore, la banane était rare et chère. Elle se négociait à prix fort, surtout pendant le mois de ramadan. Aujourd’hui, les étals débordent. On voit même des camions en emporter vers les grandes villes. Dans les marchés de Mutsamudu ou de Domoni, on croirait que la nature se montre soudain généreuse : des régimes de bananes s’alignent à perte de vue.

Pour 2 000 francs comoriens, les clients repartent avec de grands tas bien garnis. Une scène qui contraste fortement avec la réalité récente, marquée par une flambée des prix et une réduction des quantités pour un même tarif. Cette soudaine abondance n’est pas anodine. Elle en dit long sur la richesse de la terre anjouanaise, mais aussi sur les fractures sociales qui traversent l’île.
Une pénurie aux causes multiples
Pendant le ramadan, la banane était devenue un aliment de luxe. Une grande partie des récoltes partait vers Mayotte, frappée de plein fouet par le cyclone Chido. Là-bas, les plantations avaient été ravagées. Résultat : une grande partie des habitants de l’île voisine, en crise agricole, sollicitait massivement les membres des familles vivant dans les autres îles, essentiellement à Anjouan et à Mwali pour se ravitailler en bananes, manioc, patates, taros, noix de coco… Et Anjouan, la plus proche, était la plus sollicitée et elle a répondu à l’appel.
Des familles achetaient donc au prix fort, juste pour envoyer quelques régimes à leurs proches vivant à Mayotte. Au fur et à mesure que l’offre locale s’épuisait et devenait rare, les prix s’envolaient.
Le réveil d’un potentiel agricole
Aujourd’hui, la situation a changé. Et si elle surprend, elle révèle surtout une vérité que beaucoup avaient oubliée : Anjouan a du potentiel en matière d’agriculture. Contrairement à une idée répandue, il n’y a pas de véritable « saison des bananes » aux Comores. La production dépend surtout du climat et de l’entretien des champs.
Et ces derniers temps, certaines zones de l’île ont su tirer leur épingle du jeu. Dans le Nyumakele ou dans des localités comme Dindri, les champs sont florissants. Les commerçants le confirment : la majorité des bananes qui inondent les marchés viennent bien d’Anjouan, même si une part arrive aussi de Mohéli.
Ce renouveau agricole ne se limite pas à l’autosuffisance. Depuis le passage du cyclone, Anjouan joue aussi un rôle de pépinière pour Mayotte. Des Comoriens résidant à Mayotte viennent y acheter des plants de bananiers et d’autres espèces. Une forme de solidarité interîles s’installe, avec Anjouan comme point d’ancrage.
Des tas de bananes… mais des ventres vides
Pourtant, l’abondance sur les étals ne rime pas forcément avec abondance dans les foyers. À Anjouan, une grande partie de la population n’a pas accès à ces produits locaux. Même à 2 000 francs le tas bien garni, beaucoup n’ont pas les moyens de s’en offrir.
Le chômage, la précarité, la dépendance aux envois de la diaspora : autant de freins à une alimentation régulière. Dans certaines familles, on ne mange des bananes que lorsqu’elles viennent du champ familial. Et même les producteurs eux-mêmes n’en profitent pas toujours : par nécessité, ils préfèrent vendre leur récolte pour acheter du riz, payer les soins médicaux ou les frais de scolarité.
Ce qui devrait être un produit du quotidien reste, pour beaucoup, un luxe.
Vers une agriculture plus juste et durable
L’actuelle profusion de bananes ne doit pas rester un épisode isolé. Elle devrait être un signal. Une alerte. Une opportunité.
Car Anjouan a tout pour devenir un pôle agricole d’envergure : des terres fertiles, un climat favorable, des cultivateurs aguerris et un savoir-faire ancestral. Ce qu’il manque, c’est une vision. Un accompagnement. Des formations, des outils, des débouchés.
Il est temps de repenser les politiques agricoles pour que les richesses de la terre profitent d’abord à ceux qui la cultivent. Pour que l’agriculture nourrisse non seulement les marchés, mais aussi les maisons. Pour que, demain, la banane ne soit plus le symbole d’un contraste, mais celui d’une promesse : celle d’une île qui se nourrit elle-même, avec dignité et fierté.