Dans « La conjugaison comorienne » qui sort aux Éditions Cœlacanthe ce lundi 23 juin, le linguiste Mohamed Ahmed-Chamanga aborde la question des temps verbaux et la conjugaison en shiKomori. Ce domaine de la conjugaison a été peu abordé dans la linguistique comorienne, et parfois maladroitement.
Mahmoud Ibrahime, Docteur en Histoire
Avec « La conjugaison comorienne », Mohamed Ahmed-Chamanga s’attaque pour la première fois à la conjugaison des verbes dans la langue comorienne, particulièrement dans les parlers de Ngazidja et de Ndzuani. C’est un livre attendu depuis longtemps et le plus rigoureux des linguistes comoriens réalise un véritable manuel de conjugaison qui devrait aussi devenir un classique.

Théorie et tableaux de conjugaison
En réalité, cet ouvrage est une étape, certes essentielle, d’un vaste chantier entrepris par Mohamed Ahmed-Chamanga. Il ne s’agit pas d’aligner seulement des tableaux de conjugaisons plus ou moins calquées sur ce qui se fait en France et en Europe avec des langues qui n’ont aucun point commun avec le shiKomori. Il s’agit pour le linguiste, d’abord, de déceler les particularités de la conjugaison du comorien, et même de voir, à travers la langue, comment le Comorien conçoit ou perçoit le temps, avant d’entreprendre d’exposer les tableaux des conjugaisons. Ce sont là les deux mouvements de l’ouvrage : une partie théorique sur les temps verbaux et les conjugaisons dans le shiKomori d’une part, et d’autre part, les tableaux des conjugaisons.
Mohamed Ahmed-Chamanga est surtout connu à travers le « Dictionnaire franco-comorien » paru voici déjà près de trente ans ou le « Lexique comorien (shiNdzuani)/français ». Depuis, il nous a offert des ouvrages qui sont devenus des classiques de la grammaire comorienne : Initiation à la grammaire comorienne. Le shiNgazidja ou Introduction à la grammaire structurale du comorien (un tome pour le shiNgazidja et un autre pour le shiNdzuani). Il a aussi récemment élaboré deux ouvrages de vulgarisation qui permettent d’apprendre l’orthographe du shiKomori : Narifundishie ealifube yahatru ha mapica/masanamwe (deux tomes).
Dans nombre de ces ouvrages, il s’agit à chaque fois de révéler les structures, souvent sous-jacentes, des variantes des quatre îles des Comores ou montrer à la fois les ressemblances et les différences qui existent entre les divers parlers du shiKomori, une langue à part entière, issue de la famille des langues bantoues et cousine du swahili.
Dans ses précédents livres, Chamanga avait l’habitude de distinguer les parlers des deux groupes d’île Ndzuani/Maore et Ngazidja/Mwali. Cette fois pour cet ouvrage sur la conjugaison, il se concentre uniquement sur le shiNgazidja et le shiNdzuani, les deux variantes qui dominent (du point de vue du nombre de locuteurs) le shiKomori. À travers les tableaux des conjugaisons, le lecteur peut être surpris de constater qu’il y a tant de points communs entre ces deux variantes du shikomori souvent opposées. Même si les différences apparaissent également.
Une démarche scientifique
Comme dans tous ses livres, Mohamed Ahmed-Chamanga développe dans ce guide de la conjugaison du shikomori cette faculté qu’il a à décrire des phénomènes linguistiques compliqués avec des mots simples. Pourtant, chaque phrase transpire l’érudition, reléguée à l’arrière-plan par une sorte de pudeur pour laisser l’observation empirique au-devant de la scène.
On devine dans chaque explication les heures de doute, de recherche, de tentative avant d’aboutir à l’explication, une explication qui laisse encore des portes et des fenêtres par lesquelles peuvent encore entrer des interrogations, comme l’auteur le laisse entendre à la page 15 de cet ouvrage : « Nous serons peut-être amenés dans l’avenir à revoir notre analyse ».
C’est l’autre aspect de cet invétéré chercheur et amoureux de la langue comorienne. Sa modestie le pousse à laisser des points d’interrogation comme des balises pour y revenir plus tard ou tout simplement pour que ceux qui viendront après lui puissent continuer la recherche.
Mohamed Ahmed-Chamanga est sans aucun doute celui qui a le plus étudié la langue comorienne, dans toutes ses variantes et cela depuis près de 50 ans. Il a à son compte de nombreux articles, des conférences, des interventions dans les colloques et de nombreux livres et pourtant, comme disait un professeur d’histoire à la Sorbonne à propos de ce que devrait être l’attitude de l’historien, il « tend en permanence le cou », au cas où… Il écoute avec attention et même demande avec insistance la critique, le commentaire, les suggestions. Il sait que des questions posées par les profanes et les passionnés peuvent émerger des idées florissantes. Il accueille chaque remarque et chaque critique même des non-linguistes avec le sourire avant de se mettre à expliquer et il arrive que sa fille, qui n’est pas du domaine linguistique, réussisse à le convaincre. Depuis trente ans que je le fréquente et que je dialogue avec lui, jamais je ne l’ai vu s’offusquer parce que quelqu’un lui aurait posé une question ou se serait demandé s’il n’a pas fait d’erreur, au contraire. Une telle attitude est rare de nos jours et pour cela, il reste un modèle pour de nombreux chercheurs qui savent qu’il ne peut y avoir de recherche que dans la confrontation des idées et que les spécialistes ne peuvent pas se couper des profanes par un certain mépris de « celui qui sait ».
Une réflexion sur l’appréhension du temps
Dans son état actuel, même s’il est abordable pour tous, l’ouvrage de Mohamed Ahmed-Chamanga est plutôt destiné à ceux qui pratiquent déjà le Shikomori et qui ont besoin de comprendre le fonctionnement de la conjugaison ou de l’expliquer à d’autres qui ne parlent pas la langue. Ceux qui sont au niveau de l’initiation peuvent aussi y apprendre les différents pronoms dans les divers dialectes, ainsi que les bases des variantes au niveau des conjugaisons des verbes.
L’ouvrage, bien que basé sur des connaissances universitaires, notamment en linguistique, est abordable grâce au classement des conjugaisons dans des tableaux. Pourtant, le lecteur ne peut se passer de la partie théorique. Et celle-ci ne peut pas être saisie et comprise d’un trait. Le lecteur doit y revenir à chaque fois que c’est nécessaire, selon les besoins de compréhension d’un point particulier. Ce qui est certain, c’est que le livre permet de comprendre les similitudes et les différences avec les autres parlers de l’archipel. Il participe en cela, comme tous les livres de Mohamed Ahmed-Chamanga à l’intercompréhension au sein de la famille shiKomori.
Les conclusions de Mohamed Ahmed-Chamanga et l’aboutissement aux tableaux de conjugaison ouvrent, même aux profanes que nous sommes, des portes pour aller plus loin dans la réflexion sur l’appréhension du temps par le Comorien des quatre îles de l’archipel. Il y a toujours matière à réfléchir dans les livres du plus connu des linguistes comoriens, et toujours ce sentiment qu’en tant qu’usager, on peut participer à une élaboration qui nous dépasse en théorie et en recherche.
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