Depuis l’indépendance en 1975, les Comores ont vu s’éteindre, un à un, leurs produits de rente. Du coprah au sisal, du sucre au café, il ne reste aujourd’hui que trois piliers fragiles : le girofle, la vanille et l’ylang-ylang. Mais eux aussi s’effritent.
Par Naenmati Ibrahim
Les conséquences de la disparition progressive des produits de rente aux Comores ne sont pas seulement strictement économiques. Pour les familles rurales comoriennes, ces produits représentent des mois de soulagement, une respiration dans le combat quotidien contre la misère. Et si rien n’est fait, c’est tout un pan de l’âme du pays qui risque de s’éteindre.

Une histoire d’odeurs, de sueur et d’espoir
Dans les villages d’Anjouan et de Mohéli, les produits de rente comme le girofle ou l’ylang-ylang sont bien plus que des ressources agricoles. Ils sont le cœur battant de la saison des récoltes, ce moment tant attendu où l’on peut respirer un peu mieux. On y gagne un peu d’argent pour réparer la maison, acheter des vêtements, payer l’école. On y retrouve une forme de dignité, même éphémère, qui contraste avec le reste de l’année marquée par le manque.
« Pendant la saison du girofle, même les enfants sourient plus. Ils ont un peu d’argent de poche, ils mangent des beignets, les rues revivent », raconte une mère de famille à Anjouan.
Mais ces saisons heureuses se rétrécissent d’année en année, étouffées par l’effondrement des prix, la concurrence mondiale, l’absence de politique de soutien et l’indifférence des institutions.
Une lente extinction depuis l’indépendance
Au moment de l’indépendance en 1975, l’économie comorienne comptait plus de produits agricoles d’exportation. En plus de la vanille, du girofle et de l’ylang-ylang, les Comores exportaient le coprah, extrait de la noix de coco séchée, utilisé pour l’huile, le café et le cacao, cultivés à petite échelle, le sisal, une fibre végétale textile, la canne à sucre et le bois d’œuvre tropical.
Mais après 1975, la situation change. Les grandes plantations coloniales sont morcelées, abandonnées ou mal reprises. L’État comorien, sans véritable politique agricole, laisse les filières se dégrader. Les prix mondiaux chutent. En silence, les cultures disparaissent une à une.
Le trio survivant, mais fragile et menacé
Aujourd’hui, le girofle, la vanille et l’ylang-ylangconstituent les derniers survivants de cette époque. Mais leur avenir est lui aussi menacé.
1. Le girofle
Actuellement, le girofle est la plus grande source de revenus pour beaucoup de familles rurales, il est aussi une source de devises pour le pays. Mais cette année, les producteurs d’Anjouan, principale île productrice, vendent le kilo séché à 1750 francs le kilo après avoir vendu à 2000 francs au début de la récolte, une chute rapide des prix qui inquiète. Ce prix de 2000 francs était le prix du girofle en 2019. Il y a eu une petite amélioration en 2022 et 2023, car le prix était aux alentours de 2800 francs à 3000 francs. Cette chute du prix du girofle est une vraie catastrophe que des témoignages démontrent : « Certains préfèrent laisser les clous sur les arbres. Ça ne vaut plus la peine de grimper, trier, sécher … pour si peu », témoigne un agriculteur.
Le découragement est général. Cette récolte qui offrait un souffle devient un fardeau. Les petits commerces qui naissent autour de la saison (beignets, sorbets, brochettes) sont rares cette année. L’effervescence a disparu.
2. L’ylang-ylang
Autrefois leader mondial dans la production de cette fleur utilisée en parfumerie, les Comores ont vu leur production divisée par deux entre 2005 et 2014. Les causes ? Déforestation, épuisement des sols, mauvaises conditions de travail, absence de renouvellement des plantations.
Des initiatives comme Bioylang Comoros, appuyées par l’Union européenne, tentent de moderniser la distillation (moteurs solaires, certification bio), mais elles restent isolées. L’ylang-ylang souffre encore d’un manque de structuration nationale.
3. La vanille
Qualifiée de « vanille de luxe » pour sa qualité, la vanille comorienne est menacée par les maladies des plants, l’absence d’encadrement technique, et la fluctuation extrême des prix. En 2022, des incohérences dans les prix de rachat ont freiné l’activité, désorganisant la filière.
Des produits de rente et de résistance
Il est essentiel de rappeler que ces produits ne sont pas seulement des ressources économiques, mais aussi des instruments de résistance à la pauvreté.
Chaque saison du girofle, par exemple, permet à plusieurs familles rurales de payer la scolarité des enfants, acheter du riz, du savon, des vêtements et réaliser des projets comme construire une maison, acheter un bétail, investir dans le mariage d’un enfant ou investir dans un petit commerce.
« Ce sont nos saisons pour souffler un peu. Le reste du temps, on survit. Mais avec ces récoltes, on vit quelques mois. On respire. »
La disparition progressive de ces produits condamne les familles rurales à une précarité continue, sans relâche. Elle détruit l’un des rares filets sociaux naturels qui subsistaient encore.
Face à cette hémorragie agricole, l’absence de volonté politique claireest criante. Depuis des années, les producteurs réclament de meilleurs prix, un accompagnement technique (formation, renouvellement des plants), des coopératives bien encadrées, des projets de transformation locale (huiles, savons, produits finis).
Vers une renaissance possible
Mais la réponse tarde. Les initiatives internationales (PNUD, UE) existent, mais restent souvent mal coordonnées, mal relayées au niveau local. Et surtout, les jeunes ne veulent plus qu’on leur parle d’agriculture, car trop dure, trop instable, trop ingrate.
Tout n’est pas perdu. Quelques signaux faibles laissent entrevoir des pistes (comme par exemple des coopératives comme COPREM à Mohéli) qui s’organisent pour garder en vie les produits de rente. Les efforts de labellisation (bio, origine Comores) pour l’ylang-ylang avancent lentement. Certains producteurs réinvestissent dans la transformation locale comme le savon ou l’huile d’ylang-ylang.
Mais ces initiatives, aussi louables soient-elles, ne suffisent pas sans un appui fort de l’État, des collectivités locales et des partenaires techniques.
Une disparition qui n’est pas une fatalité
Les produits de rente comoriens ne doivent pas disparaître. Ils doivent être repensés, valorisés, défendus. Non pas uniquement pour des raisons économiques, mais aussi pour des raisons humaines et sociales.
La disparition de ces cultures, c’est la disparition d’un lien ancestral à la terre, d’un rythme de vie saisonnier, d’une économie populaire. C’est aussi l’abandon d’un pan entier de la population, celle qui ne parle pas dans les grandes conférences, mais qui fait vivre le pays dans ses champs, ses collines, ses marchés.
En 1975, les Comores exportaient fièrement café, cacao, coprah, sucre, sisal, bois, girofle, vanille, ylang-ylang… Aujourd’hui, il ne reste qu’un trio. Et ce trio est en souffrance.
Si rien n’est fait, si les décideurs continuent d’ignorer les signaux faibles, ce n’est pas seulement un secteur qui s’effondrera, mais une société rurale déjà accablée qui sombrera davantage.
Ce n’est pas une fatalité. Mais le temps presse.















