Si l’affaire de l’assassinat d’Ahmed Abdou Fanou a été close par la Justice comorienne, la gendarmerie continue à persécuter différents membres de la famille par crainte de l’arrivée dans les réseaux sociaux d’images du corps supplicié.
Par MiB
C’est par un communiqué laconique, non daté et non signé que le parquet de Moroni a annoncé le 25 septembre dernier que la Justice a fermé le dossier sur l’assassinat du jeune gendarme Ahmed Abdou dit Fanou qui a agressé le chef de l’État, Azali Assoumani le 13 septembre. La Justice comorienne a expliqué que Fanou a été « maitrisé » par les forces de l’ordre vendredi 13 septembre après-midi et que le matin du samedi les enquêteurs l’ont trouvé mort dans sa cellule. Elle a donc justifié l’arrêt de l’enquête par le fait qu’un médecin militaire, un des compagnons de longue date d’Azali Assoumani, Naoufal Boina a établi « un certificat de décès dans un but médico-légal remis au Parquet ». Le communiqué a ajouté : « il n’existait ni blessures par arme à feu ni par arme contondante ou tranchante ».
Une enquête close
Pourtant, pour la gendarmerie de Ngazidja, dirigée par le commandant Loukman Azali, fils du chef de l’État, l’enquête ne semble toujours pas terminée puisque des membres de la famille d’Ahmed Abdou ont été arrêtés à plusieurs reprises, puis libérés puis de nouveau convoqués et mis en garde à vue à la gendarmerie, au gré des annonces et menaces d’influenceurs sur la diffusion de photos et vidéos du corps supplicié de ce dernier dans les réseaux sociaux. Tout cela sans aucune intervention du Procureur de la République ni d’un ordre provenant de la Justice.
Alors que son mari, sa belle-sœur et son fils âgé de 10 ou 12 ans, selon les sources, étaient en garde à vue depuis plusieurs jours (l’enfant avait déjà été enfermé une première fois sans aucun jugement à la gendarmerie), la mère d’Ahmed Abdou, Aboukaria Ahamada Abdillah a été interviewée par le fameux influenceur Nono, qui se présente comme un « Consultant de la République » et occasionnellement comme le Directeur d’un organe d’information sur Facebook : Shabakat al internetiya.
Bien qu’elle essaie de paraître sereine en parlant calmement, la mère d’Ahmed Abdou dit Fano donne l’impression dans cette interview d’être ravagée par le chagrin, mais aussi par la peur. Elle a l’air ailleurs et essaie d’imaginer son fils heureux quand elle le compare au prophète. Ce n’est pas étonnant pour une femme qui a reçu le corps de son enfant assassiné dans des conditions qui restent mystérieuses et pour le meurtre duquel la Justice comorienne refuse d’enquêter. Il faut aussi rappeler que son deuxième fils était en garde à vue depuis plusieurs jours.
Une interview télécommandée
La mère de Fanou a expliqué que malgré tout ce qui a été révélé par plusieurs personnes dans les réseaux sociaux, le corps de son fils est arrivé entier : ni son nez ni son sexe n’ont été amputés, et il n’a subi aucun sévice sexuel ou inhumain. Elle a juste consenti que le corps présentait des coups de matraque. Elle a aussi affirmé que deux influenceurs (l’ancien journaliste Abdallah Agwa et le prédicateur Djibril) avaient menti.
On peut noter d’abord qu’il y a une contradiction entre la déclaration de la mère et le communiqué du Parquet de Moroni qui prétendait qu’il n’y avait aucune trace « d’une arme à feu » ou « d’une arme contondante ». La mère a affirmé que le corps de son fils portait bien des traces de coup de matraque. C’est la première fois qu’une personne qui a vu directement le corps de la victime nous dit qu’il portait des traces de coups. En plus de contredire les affirmations du Dr Naoufal Boina, ce nouvel élément devrait inciter le Procureur de la République à réouvrir l’enquête, si les Comores avaient une Justice indépendante de l’armée et du Gouvernement.
Il est difficile de ne pas penser que le discours tenu par Aboukaria Ahamada Abdillah a été obtenu par la gendarmerie ou par le gouvernement afin d’étouffer les voix qui dénoncent les tortures subies par Ahmed Abdou dit Fanou. En effet, suite à cette interview, le mari, la belle-sœur et le fils de cette mère éprouvée par tant de douleurs depuis l’assassinat de son fils ont été libérés. Et un « vocal » d’une discussion téléphonique a été diffusé dans les réseaux sociaux. On y entend la jeune mère dire : c’est bon, j’ai vu Loukman (NDLR : Loukman Azali, commandant de la gendarmerie) et tout le monde a été libéré. Ce vocal laisse comprendre que l’interview a été exigée par le commandant de la gendarmerie avant une libération des siens.
Une manipulation grossière
Deux personnalités qui avaient parlé des tortures subies par Ahmed Abdou Fanou ont réagi à cette interview en allant dans le sens d’une manipulation.
C’est d’abord Me Saïd Larifou, qui a rencontré en Afrique de l’Est des militaires comoriens qui ont récemment déserté après l’assassinat d’Ahmed Abdou. Il avait expliqué que ces militaires se sentaient en danger parce qu’ils ont assisté à la décision de torturer et exécuter le jeune gendarme. Après l’interview d’Aboukaria Ahamada Abdillah, il a envoyé un nouveau message à Amnesty International pour expliquer que la mère d’Ahmed Abdou dit Fanou « assassiné dans des conditions barbares et inhumaines vient de subir de
nouvelles épreuves sans doute très éprouvantes et insupportables. » Et il a ajouté : « Le commandant de la gendarmerie, lui-même fils du Président colonel, les institutions judiciaires et militaires des Comores ont utilisé un journaliste, connu pour son soutien
indéfectible au régime autoritaire du colonel Azali Assoumani pour faire chanter la mère de la victime en échange de la libération du petit frère de cette dernière âgé seulement de 10 ans , de son père et de sa tante . »
L’ancien journaliste Abdallah Agwa, qui était le premier à décrire les horribles tortures subies par Ahmed Abdou, est allé dans le même sens dénonçant une manipulation de l’opinion et un chantage fait à la mère de la victime. Comme il a été nommément cité, il a déclaré que ses informations viennent directement de la famille de Fanou et que si celle-ci lui demande la source, il la donnera.
Cette interview ressemble bien à un faux grossièrement fabriqué, mais qui laisse transparaître les fils du mensonge. Elle a été réalisée dans une voiture avec de gros plans sur les deux protagonistes sans laisser voir où ils se trouvent.
De plus, Nono n’est pas à son premier coup du genre puisqu’il a déjà recueilli dans une interview filmée, dans le bureau même du Procureur, les aveux d’un prisonnier qui avait été détenu et torturé. Le régime actuel, lui-même, a déjà eu recours à plusieurs reprises aux aveux contraints des prisonniers, notamment avant les grâces présidentielles. Chacun se rappelle de la lettre d’aveux signée par le colonel Campagnard après une semaine de détention à l’isolement, après les élections présidentielles de 2019. Depuis, le colonel Campagnard n’est visible nulle part.
Enfin, après l’intervention d’Abdallah Agwa pour dénoncer la manipulation, Nono a fait une sortie très remarquée dans laquelle il a comparé son interview à un « jackpot » qu’il a gagné. Il a affirmé qu’il sera récompensé par le chef de l’État, « sauf s’il est un bâtard, mais il ne l’est pas » et par le ministre des Finances, « sauf s’il est un bâtard, mais il ne l’est pas ». Et il a cité plusieurs personnes du pouvoir qui devraient lui payer « plus que 5000 francs » pour cette interview.
Il se pourrait donc que les tortures se poursuivent sous d’autres formes à l’encontre de la mère d’Ahmed Abdou dit Fanou, une mère de trois enfants, de son mari, de son fils de 10 ou 12 ans qui sont régulièrement arrêtés et interrogés dans un cadre extrajudiciaire. Tout cela, le Procureur de la République qui a clos l’affaire ne peut pas l’ignorer. Mais, il laisse faire.
Quand cette mère va enfin connaître le repos, la fin du calvaire et faire le deuil de son fils en paix ?