Arrivés début octobre pour une mission humanitaire présentée comme une bouffée d’air médicale, les médecins tanzaniens de passage à Anjouan ont d’abord fait rêver. Mais derrière les sourires et les blouses blanches, la réalité a vite rattrapé les espoirs : désorganisation, frustrations et attentes trahies. Une opération qui, au lieu d’apaiser, a ravivé les blessures d’un système sanitaire en souffrance.
Par Anoir Ahamadi
Le 3 octobre dernier, un groupe de médecins venus de Tanzanie a foulé le sol anjouanais dans le cadre d’une mission médicale humanitaire. Trois jours plus tard, les consultations démarraient dans plusieurs points de l’île, notamment à l’hôpital de Bambao Mtsanga pour le service d’ophtalmologie.

L’annonce avait semé une joie sincère dans les foyers. On parlait d’un geste fraternel, d’une initiative salutaire dans un contexte où beaucoup peinent à accéder à des soins spécialisés. Les Comoriens, et plus particulièrement les Anjouanais, y voyaient une lueur d’espoir.
« Quand j’ai appris que des ophtalmologues tanzaniens venaient, j’ai pensé à ma mère qui souffre de cataracte depuis deux ans. On croyait qu’elle allait enfin être opérée ici, à Anjouan », raconte Amina, une habitante de Koki, déçue.
Une désorganisation qui gâche tout
Mais dès les premiers jours, les choses se sont compliquées. À Bambao Mtsanga, les files d’attente s’étiraient dès l’aube. Des listes de patients ont été dressées, puis mystérieusement modifiées. Certains témoins parlent de favoritisme, d’autres d’une simple confusion logistique.
Toujours est-il que la situation a vite échappé au contrôle des organisateurs.
« Une première liste a été faite, puis changée à la dernière minute. Ceux qui étaient inscrits depuis le matin ont vu passer d’autres avant eux. On aurait cru assister à une scène ordinaire de nos hôpitaux », déplore Roukia Anli, rencontrée dans les couloirs encombrés du centre. « Ce n’est pas normal. On parlait d’humanitaire, mais on a retrouvé les mêmes pratiques locales : désordre et favoritisme. »
La chaleur, le manque de ventilation et la promiscuité ont rendu l’attente insupportable. Des femmes âgées, des enfants et des patients fatigués attendaient depuis des heures dans des conditions précaires. Certains ont fini par repartir sans avoir été consultés.
Une scène choquante à l’hôpital
Au milieu de ce chaos, un incident a particulièrement marqué les esprits.
« Une femme venue de Bimbini a fait un malaise alors qu’elle attendait son tour. Elle s’est renversée sur une chaise. Tout le monde criait, c’était la panique », raconte Nouredine Hamza, témoin de la scène.
Selon plusieurs sources, la victime aurait été transportée d’urgence vers un autre service. L’incident, relayé dans la population, a choqué et renforcé le sentiment d’amertume générale.
« Ce n’est pas la faute des médecins eux-mêmes », nuance un infirmier local. « Ils étaient compétents et bien intentionnés, mais l’organisation sur place était défaillante. On aurait dû mieux planifier leur intervention. »
Des attentes déçues : l’illusion des soins gratuits
Au fil des jours, les désillusions se sont accumulées.
Les malades atteints de cataracte, nombreux à s’être déplacés dans l’espoir d’une opération, ont découvert qu’aucune intervention chirurgicale n’était prévue à Anjouan. Les médecins tanzaniens se limitaient à des consultations et à des diagnostics.
Le rêve d’une guérison sur place s’est transformé en un message inattendu : pour être opéré, il fallait se rendre… en Tanzanie.
« On nous a dit d’aller là-bas si on voulait être opérés. Mais alors, pourquoi faire tout ce déplacement ? Pourquoi nous donner de faux espoirs ? », s’interroge Roukia Anli, amère. « On croyait à un véritable service rendu à la population. Finalement, ce n’était qu’une consultation déguisée. »
L’annonce a provoqué la colère de plusieurs patients qui ont quitté les lieux furieux. Pour beaucoup, cette mission n’avait plus rien d’humanitaire.
Derrière l’humanitaire, une stratégie économique ?
Cette frustration a fait naître une rumeur persistante : et si cette mission n’était qu’une stratégie de promotion pour le tourisme médical tanzanien ?
Ces dernières années, de nombreux Comoriens se rendent à Madagascar pour leurs soins spécialisés. La Tanzanie chercherait-elle à se positionner comme une nouvelle destination de santé dans la région ?
« Peut-être qu’ils sont venus pour faire connaître leurs hôpitaux et inciter les gens à aller se faire soigner là-bas », suppose Nouredine Hamza. « Dans le fond, on ne leur en veut pas. Mais il ne fallait pas nous faire miroiter une aide gratuite qu’on n’a finalement pas eu lieu. »
Un miroir de la crise sanitaire comorienne
Au-delà de cette mission controversée, c’est tout le système de santé comorien qui se trouve remis en question. Le manque de médecins spécialistes, d’équipements modernes et de coordination entre les structures médicales rend le pays dépendant des aides extérieures. Or, ces missions, souvent ponctuelles et mal encadrées, ne résolvent rien sur le long terme.
« On ne peut pas toujours compter sur des missions temporaires pour traiter nos malades », s’inquiète un agent de santé de Bambao Mtsanga. « L’État doit investir sérieusement dans la formation et le maintien de nos propres médecins. »
Ce constat fait mal, d’autant plus que les discours officiels évoquent régulièrement « l’émergence » du pays. Mais comment parler d’émergence quand le simple accès à des soins de base reste un défi quotidien ?
En réalité, l’émergence sanitaire reste encore un rêve encore lointain. Au XXIᵉ siècle, les Comores aspirent à l’émergence économique et sociale. Pourtant, le secteur de la santé demeure l’un des plus négligés.
Les hôpitaux manquent de moyens, les jeunes médecins peinent à être stabilisés, et les patients perdent confiance dans le système. Chaque mission étrangère devient alors un espoir éphémère, suivi d’un retour brutal à la réalité.
« L’émergence ne peut pas être qu’un slogan politique », déclare un médecin de l’hôpital de Bambao ayant requis l’anonymat . « Elle doit d’abord se traduire par un système de santé digne de ce nom, capable de répondre aux besoins de la population sans dépendre de l’extérieur. »
Leçons d’un échec
Cette mission tanzanienne, qui devait être un symbole de coopération et de solidarité, restera dans les mémoires comme une occasion manquée. Elle a montré la bonne volonté des médecins étrangers, mais aussi les carences de notre propre organisation. Elle rappelle surtout une vérité simple : la santé publique ne peut pas se construire sur des interventions ponctuelles.
La population anjouanaise, elle, n’a pas besoin de promesses, mais de résultats. Elle ne réclame pas des miracles, mais une prise en charge humaine, organisée et durable. Tant que les missions médicales seront gérées avec autant de légèreté, la méfiance s’installera, et chaque nouvelle initiative sera accueillie avec scepticisme.
De l’espoir à la déception, la mission médicale tanzanienne aura suivi le chemin inverse de celui qu’elle promettait. Venue pour guérir, elle a finalement révélé les maux plus profonds d’un système défaillant, le manque de planification, le favoritisme et l’absence de transparence.
Mais derrière cet échec apparent se cache un message clair : les Comores doivent apprendre à compter sur elles-mêmes, à investir dans leurs hôpitaux, à valoriser leurs médecins et à mieux organiser la coopération sanitaire.
Les citoyens comoriens ne demandent qu’une chose : que la santé devienne une priorité nationale, car la vraie mission humanitaire, celle dont rêve tout Anjouanais, c’est celle qui commencerait enfin chez nous.















