Saïd Hassane Saïd Jaffar a été enterré le 11 décembre dernier au cimetière de Magudju à Moroni, tout près de la maison familiale. Avec lui s’en est allé un pan de l’histoire culturelle et politique des Comores.
Par ABDOU NOUHOU Badroudine, Doctorant en Histoire, Université de La Réunion
Said Hassane Jaffar était un des fondateur et musicien des premiers groupes musicaux modernes comoriens qui étaient la plateforme de l’introduction des variétés musicales occidentales (hippy, yéyé, Beatles, rock and roll américain, etc.). Fils de l’homme politique Prince Saïd Mohamed Jaffar, Said Hassane Jaffar était originaire de Moroni, un journaliste de formation et membre fondateur de l’Association Guilde des Artistes Comoriens (GAC) créée à Paris en 1990.
Said Hassane Jaffar, le directeur et fondateur du GAC (1999-2003)
L’Association culturelle Guilde des Artistes Comoriens (GAC) a été créée en 1990 à Paris sous la présidence de Said Hassane Jaffar. Elle se donne comme objectif de faire reconnaitre les artistes comoriens de talents, mais presque inconnus. Elle souhaite œuvrer pour l’enrichissement de la culture comorienne par un apport judicieux et raisonnable de toutes les autres cultures.
Elle s’est tout de suite lancée dans un concert pour fêter et soutenir une autre naissance, celle de l’« Association comorienne des Droits de l’Homme ». Régie par la loi de 1901, la Guilde des Artistes Comoriens (GAC) comptait alors 19 membres. De grands noms de l’art et de la musique aux Comores y adhèrent : Abou Chihabi, Gam Gam, Laher, Momo, Dali Hamadi Ben Cheikh, Sham’s le comédien, et bien d’autres. L’association a organisé de nombreuses manifestations et soirées culturelles dans la communauté comorienne. La toute première a eu lieu en juillet 1990, c’est une soirée culturelle avec des artistes de la GAC. En avril 1991, ceux-ci organisent une journée comorienne avec la Fédération comorienne de Marseille (FECOM), et en juin 1991, un bal en région parisienne.
Après quelques années d’hibernation, le GAC renaît de ses cendres en publiant un Bulletin mensuel à partir du 1er janvier 1999. Cette fois, elle veut faire connaître et étudier les modes d’expression des Comoriens, à commencer par la musique. Ce bulletin était composé de trois parties : la première partie est réservée à l’Éditorial de Said Hassane Jaffar dans lequel il dressait un tableau de l’actualité politique de l’archipel des Comores. Dans la deuxième partie, on retrouvait un aspect de la musique comorienne d’une manière générale. La troisième et dernière partie était réservée aux annonces souvent la sortie des albums de musique ou bien aussi sur la publication d’ouvrages ou des annonces sur des évènements culturels de la diaspora comorienne en France ou aux Comores. Ce bulletin prenait l’initiative de traiter dans ses colonnes, chaque fois, un aspect portant sur la littérature, la cuisine, l’artisanat, la peinture, la photo, la sculpture, le théâtre, etc.
Said Hassane Jaffar, un journaliste en formation
Après trois années de formation à l’École de journalisme de la rue du Louvre à Paris, Said Hassane Jaffar décroche son diplôme en 1975. Cette époque correspond à la prise de l’indépendance des Comores et la prise du pouvoir par le régime révolutionnaire d’Ali Soilihi en août 1975. Le nouveau régime révolutionnaire avait besoin de journalistes vu que les journalistes français étaient tous rentrés en France après la proclamation de l’indépendance.
Saïd Hassane Jaffar est retourné aux Comores et a intégré la Radio Comores après le départ des techniciens français refoulés par le régime révolutionnaire. Une fois aux Comores, Said Hassane Jaffar a demandé au chef de la révolution, Ali Soilihi, de pouvoir intégrer la radio nationale vu sa formation d’archiviste et documentation. Par ailleurs, il était chargé de la chaine internationale de la Radio Comores (Français, Swahili, Malgache et l’anglais). Il a aménagé et coordonné cette institution de la Radio Comores. Il faisait en même temps du « Monitoring » de la Radio France Internationale qui avait des correspondants dans les différents pays pour lui fournir des reportages qui seront diffusés sur les radios qui ont signé un accord de coopération avec la France. Et Said Hassane Jaffar est celui qui envoyait les reportages sur les Comores. Le Service d’Archives et de documentation existait depuis la période coloniale, mais il était juste réservé à la conservation des discours des autorités coloniales. Une grande partie des archives sonores de la Radio ont été envoyées en France.
Une fois aux Comores, il est resté et a travaillé à la Radio Comores sous le régime d’Ali Soilihi. À la chute de ce régime révolutionnaire, la présence de Said Hassane Jaffar à la Radio Comores est compliquée, surtout avec les nouveaux militants du nouveau régime d’Ahmed Abdallah et des mercenaires. Le bouleversement politique qu’ont connu les Comores après l’assassinat d’Ali Soilihi et les pressions du nouveau gouvernement ont poussé Said Hassane Jaffar à démissionner de ses fonctions à la Radio Comores. Des partisans du nouveau régime travaillant à Radio Comores vont signer une pétition pour que Said Hassane Jaffar soit licencié de son poste à la radio, vu qu’il était partisan d’Ali Soilihi et que sa présence risque de nuire au bon déroulement de la radio (notre informateur refuse de nous donner les noms des personnes qui ont fomenté ce coup de licenciement vu qu’ils sont encore vivants…). La pétition a été signée et envoyée à la Présidence du nouveau gouvernement et Said Hassane Jaffar en a été informé par l’intermédiaire d’Abbas Djoussouf, ministre de l’Intérieur à cette époque. De plus, son ami Hadji Hassanaly (décédé en 2019) était ministre de l’Information. Le Président Ahmed Abdallah lui avait confié comme mission de faire table rase de tout ce qui peut ressembler à l’ancien régime révolutionnaire et même le personnel favorable au régime révolutionnaire ou qui avait une relation avec Ali Soilihi, ainsi que les gens issus du même village (Shuani en Grande Comore).
À son retour en France, il intègre Radio France Internationale (RFI).
Il était à la retraite et résidait à Paris. Durant la 3e année d’étude de Said Hassane Jaffar en journalisme, des fortunés de La Réunion sont venus dans leur École pour leur annoncer qu’ils voulaient ouvrir le journal connu aujourd’hui comme « Le Quotidien de La Réunion ». Ils étaient venus chercher des professionnels en journalisme pour assurer le déroulement du nouveau journal. Et les professionnels qui les intéressaient vraiment étaient ceux qui étaient issus des îles du sud de l’océan Indien (Seychelles, Maurice, La Réunion, Comores, Madagascar). Said Hassane Jaffar fait partie de ceux qui ont été recrutés cette année qui marquait aussi la fin de sa formation. Mais, Said Hassane a souhaité transiter par les Comores pour demander l’autorisation du gouvernement comorien qui lui avait octroyé la bourse.
Said Hassan Jaffar et les premiers groupes de musique aux Comores
Dans les années 60 et 70, l’éclosion de groupes musicaux modernes comme les « Blue Jean’s » devenus les « Kart’s », les « Mini Jean’s » devenus les « Moody Blues », les « Baby Jean’s » devenus les « Super Boys », les « Anges Noirs », les sollicitations étaient tellement nombreuses (pour diverses animations de fêtes, de bals ou autres réceptions…) que les parents des jeunes musiciens comme Said Hassane Jaffar, Abdallah Islam et Solange Esparon et bien d’autres, craignaient parfois, une certaine désaffection pour les études, au profit de la musique.
Au nombre de ces sollicitations, Saïd Mohamed Saïd Tourqui de Moroni, un des grands précurseurs de cette musique moderne naissante, organisait, pour la première fois, une animation musicale appelée « Radio Crochet ». Mais cette cérémonie a mal tourné puisque certains musiciens ont été hués et insultés sur scène par les spectateurs : « Je n’ai jamais pu à cette occasion, me résoudre à l’idée d’entendre au cours de ce mémorable « Radio Crochet », des spectateurs indisciplinés, brailler et huer sans discernement tous les artistes en herbe présents, y compris un certain Oubeidillah et un certain Mahmoud Ezidine, dans une interprétation pourtant magistrale, du succès de Myriam Makéba: « Malaïka ». Et c’est là que me vient l’idée de créer parallèlement au nôtre, un deuxième groupe musical moderne, les « Mini Jean’s », de même conception, avec Oubeidillah (chant et guitare solo), Mahmoud Ezidine (chant et guitare basse), Youssouf Jaffar (chant et guitare rythmique), Ali Affandi (chant et batterie) et Salim Awadi (chant). Dans la foulée, je monte et forme également les « Baby Jean’s », avec Guigui, Adina, Ounkachat et Bébé Ali Mandjee ». C’est dans cette situation que Said Hassane Jaffar et ses collègues musiciens créent le nouveau groupe musical appelé les « Mini Jean’s ».
Said Hassane Jaffar, dans le bulletin du GAC, donne une description sur l’éclosion des groupes musicaux comoriens en ces termes : « Quand dans les années 60, en pleine crise d’adolescence, avec quelques accords plaqués sur les premières guitares acoustiques, la mienne, appartenant à mon oncle Housseine, guitariste émérite fraichement débarqué de Madagascar, on est à cent lieues de penser que par ce geste, on puisse irrémédiablement chambouler en grande partie, la musique traditionnelle comorienne. Avec Claude Collet (guitare solo et chant), Jojo Collet (batterie et chant), Solange Esparon (chant), Abdallah Islam (chant), Omar Ali (chœur) et votre serviteur Said Hassane Jaffar (guitare rythmique, basse et chant), nous montions à cette époque, les « Blue Jean’s » de Moroni, le premier groupe musical moderne de toute l’histoire comorienne, talonné de près par le groupe Joujou d’Ouani (Anjouan) et le groupe les « Rapaces » de Mayotte ».
Said Hassane Jaffar rajoute : « On pensait sans prétention aucune, imiter simplement nos idoles de l’époque (« Beatles », « Shadows », Elvis Presley, Otis Redding, BB King, Bob Dylan, etc.), et faire partager notre passion pour ces musiques (Blues, rock, folk, pop, rythm and blues, etc.) et ces instruments venus d’ailleurs (plus particulièrement la guitare « Fender » de Hank Marvin des « Shadows », aux sonorités caractéristiques) ».
Abou Chihabi, un des musiciens des « Anges noirs », nous a confié qu’il imitait Cat Stevents, Bob Dylane, Otis Redding, et bien d’autres. Ils étaient inspirés par le mouvement yéyé et imitaient les rythmes musicaux étrangers tels que les rythmes blues des artistes comme Otis Redding, Johnny Hollyday, Elvis Presley, et bien d’autres. Le prélèvement musical se faisait dans les balcons des maisons des personnes qui possédaient les tourne-disques ou senturi.
Toutefois, les genres musicaux européens ont enrichi davantage le répertoire musical comorien tout en préservant son originalité. Le dynamisme engendré par le contact de cultures et de civilisations originaires d’Afrique, d’Arabie, d’Asie et d’Europe favorise la créativité musicale et artistique. Ces musiques s’influencent, selon Yu Sion Live, de façon réciproque, se transmettant de génération en génération et évoluant en s’enrichissant de nouveaux éléments inventés ou importés dans un contexte d’échanges interculturels.
Enfin, les artistes les plus influents de la musique comorienne comme Abou Chihabi sont issus des premiers groupes musicaux modernes comoriens. Cette première génération a formé, à leur tour, de nouveaux artistes comme Maalesh, Salim Ali Amir, Adina ou bien aussi des jeunes de la nouvelle génération comme Eliasse Ben Joma, perpétuent cette culture musicale indianocéanique dans l’archipel et dans le monde.
Les informations relatées dans cet article sont issues des entretiens avec Marhem le 15 août 2020 à son domicile, du journal GAC et des photos des groupes musicaux des années 1970 qu’il m’a fournies.
Légende de la photo : Il s’agit dans cette photo, les anciens « Blue-jean’s », premier groupe comorien à guitare (1960), devenu ici « Kart’s » (1970). Sur scène ici : de gauche à droite : Roger (guitare solo), Said Hassane Jaffar alias Bod (au centre, guitare rythmique et chant). Ensuite Adinane (basse et chant) et Cent-mille à la batterie.