Je n’ai hélas pas eu le privilège de connaître Salim Hatubou de son vivant. Mais j’ai lu Marâtre ! Ce livre n’est certainement qu’un pan de l’histoire de ce talentueux écrivain, le plus prolifique des Comores de nos jours. Dix ans après sa mort, Marâtre m’a permis de plonger dans l’univers de Salim Hatubou.
Mounawar Ibrahim, auteur de « POUR UNE PLACE AU SOLEIL », roman de société paru aux éditions Cœelacanthe, 2019.
À travers Marâtre, Salim Hatubou, nous invite dans sa vie, son enfance afin que nous puissions avoir accès à une partie de son vécu. Le lecteur perçoit combien cet homme, qui nous a tant émerveillés par ses écrits, a dû lutter pour devenir celui dont on parle aujourd’hui. Sa vie n’a pas été un long fleuve tranquille où baignaient ses rêves les plus fous.
C’est l’histoire d’une autobiographie « intimiste » dans laquelle Salim Hatubou nous livre un témoignage d’une profondeur inouïe sur son enfance. Déjà, le choix d’un écrit autobiographique est saisissant dès lors que l’auteur se savait lié par un pacte de vérité et d’authenticité avec ses lecteurs et lectrices. Sans oublier les quelques excès que tout auteur peut se permettre dans ce genre littéraire frôlant même l’autofiction. Il nous a donné accès à sa vie avec un récit bouleversant qui nous prend forcément au cœur. Même aux âmes insensibles.
L’histoire prend vit à Marseille, dans les quartiers nord où le héros a rejoint son père à l’âge de 11 ans. Orphelin d’une mère décédée lors d’une épidémie qui a sévi aux Comores, Salim se retrouve dans une nouvelle famille recomposée où il est confronté à la cruauté et au rejet de sa belle-mère, qu’il nomme si justement « marâtre », de son demi-frère Fabien et de sa demi-sœur Nathalie. Au tout premier contact, le ton était déjà donné. L’enfant allait être martyrisé. Ils le surnomment, avec un humour méchant, « Dendehors » en raison de ses dents proéminentes.
Son enfance est depuis cet instant-là, marquée par la souffrance et l’injustice, tandis que son père reste passif face à ces abus, une inaction qui marqua Salim au même titre que les supplices dont il était victime. D’ailleurs, à la lecture du cas de son père, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Martin Luther King lorsqu’il disait « qu’à la fin, nous nous souviendrons non pas des mots de nos ennemis, mais des silences de nos amis ». Le père, figure d’autorité, avait la mission de tenir la famille dans les rails. C’était à lui de faire cesser tout supplice que subissait son fils qu’il a lui-même fait venir en France. Hélas, il a été défaillant. Il a failli. Mais il est à souligner que le père de Dendehors n’était pas isolé dans son cas. Il est admis par beaucoup de Comoriens qu’en France, c’est la femme qui tient la boutique dans la communauté comorienne. Pour demander quelque chose à un oncle expatrié en France, il faut être l’ami de sa femme. Et quand il te fait un mandat, c’est à Madame qu’il faut adresser les remerciements. Un fait auquel nos sociologues devront nous apporter des éclaircissements. Pour beaucoup, cela reste un mystère. Dans ce livre, il y a un chapitre intitulé “la bourse ou la vie » qui m’a particulièrement marqué. Ici la méchanceté et la cruauté de Marâtre sont mises à nu. Elle a, avec une agressivité dont elle avait elle seule le secret, interpellé Dendehors pour lui reprocher une bourse départementale non obtenue.
« Il est passé où, cet imbécile ? Il est où ? Dendehors se présente parce qu’il sait que s’il se faisait attendre, il aura le double des gifles. Le voilà debout devant marâtre, tête baissée, les bras croisés derrière le dos. Frère Fabien et sœur Nathalie retiennent leur souffle et attendent la mise à mort (…). Quoi ? Qu’est ce que tu dis ? demande Marâtre en prenant Dendehors par le cou. Elle plaque le gamin contre le mur tandis que sœur Nathalie l’encourage : – Vas-y maman, démonte-le ! Vas-y ! ». Ce passage illustre tristement, mais avec aisance le statut de souffre-douleur et d’enfant maltraité qu’il avait dans le foyer familial censé favoriser son cheminement « loin de l’enfer comorien ». Le rêve français devient un cauchemar intenable. Et des scènes similaires sont légion dans le récit. Comme le jour où il dut descendre de la voiture qui les amenait à la cafétéria pour rentrer seul à la maison, car son père a eu la malheureuse idée de donner « beaucoup » d’argent à Francine, amie de Dendehors pour une histoire de cinquante centimes de frais de bus. « Allez, toi, là, tu descends ! Fais le compte : dix francs moins cinquante centimes, ça fait neuf francs et quatre-vingt-quinze centimes. C’est avec ça que tu aurais mangé à la cafétéria ! Allez, descends et rentre à la maison ».
À la seule lecture du titre du livre, le lecteur sait déjà qu’il est question d’une belle-mère qui n’est pas vantée pour ses qualités humaines. Encore moins sa bienveillance. Marâtre signifiant « mauvaise belle-mère » ou même « mauvaise mère ». L’enfant était pourtant loin d’imaginer ce qui l’attendait en France. Mis à part le fait qu’il rejoignait un monde des possibles, un monde où on mange à sa faim, il avait reçu une lettre prétendument écrite par sa belle-mère : « Mon fils (je t’appelle mon fils parce que le fils de mon mari sera toujours mon fils)… Nous t’attendons tous… ». Il avait naïvement cru à ces mots écrits par son propre père qui voulait tout simplement greffer un cœur à sa femme qui n’en avait visiblement pas.
Notons que le dénouement de cette histoire est acté par les services sociaux qui sont intervenus pour placer l’enfant. Et Marâtre est restée fidèle à sa réputation jusqu’à la dernière seconde. Lorsqu’elle a vu Dendehors qui avait fugué pendant un moment, devant la porte, elle n’a pas pu s’empêcher de l’agresser sans savoir qu’il n’était pas seul, mais accompagné. Elle a ainsi offert aux agents la preuve de maltraitance d’enfant dont ils avaient besoin pour la procédure. Pendant ce temps, Dendehors avait un seul regret sur le chemin du départ : ne pas avoir pu dire au revoir à son pauvre père.
Enfin, il me reste des questions auxquelles on ne répondra jamais. A-t-il par exemple pissé pour de vrai sur la boisson des sorcières, Marâtre et ses amies ? J’espère qu’il l’a vraiment fait. Elles le méritaient bien. Plutôt, elle le méritait bien.