Chaque jour qui passe révèle les intentions de décomorianisation de Mayotte, poursuivi depuis 1975 par l’État français avec le soutien actif des réseaux extrémistes qui se sont enracinés à Mayotte depuis la dernière présidentielle française. L’opération Wuambushu en est l’ultime acte.
Par Kamal’Eddine SAINDOU
Le caractère planifié de l’opération Wuambushu, au plus haut sommet de l’État français, impliquant directement son président Emmanuel Macron ; la coordination entre le ministère français de l’Intérieur et celui des Armées[i] dans le déploiement des forces positionnées ; les nouveaux éléments de langage du discours officiel tenu à Mayotte évoquant « des problèmes de souveraineté de la France, de nécessité de défense stratégique des territoires ultramarins éloignés de l’hexagone, la référence au langage atlantiste de l’OTAN sur la menace hybride que constitue l’immigration, l’accusation portée contre les autorités comoriennes d’instrumentalisation des flux migratoires et d’ingérence dans les affaires intérieures à Mayotte… » apportent la démonstration que Wuambushu n’est pas une opération classique de police contre l’immigration clandestine. Elle revêt un caractère politique et géostratégique de reprise en main de la région de l’océan Indien, à partir de la situation explosive à Mayotte.
Du visa Balladur
Il faut le souligner une bonne fois pour toutes que l’administration française n’a jamais interrompu depuis l’instauration du Visa Balladur en 1995, sa politique d’expulsion des ressortissants comoriens dont elle juge la présence à Mayotte illégale. Et cela malgré le différend au sujet de cette quatrième île de l’archipel indépendant des Comores. La France s’enorgueillit même d’être en tête des États européens dans la lutte contre l’immigration clandestine, en arborant les 24 000 expulsions qu’elle opère en moyenne par an à Mayotte, bien loin devant la Guyane. La seule nouveauté dans l’opération annoncée par Gerald Darmanin, porte sur l’importance du dispositif militaire déployé et sur les objectifs chiffrés qu’elle doit atteindre en deux mois, soit l’équivalent des expulsions annuelles effectuées sur l’île. Autre caractéristique de ce plan, le narratif utilisé n’est plus celui d’une opération encadrée contre l’immigration, mais d’une action spéciale de déplacement d’une population ciblée, présente dans l’île depuis plusieurs années.
Sur place à Mayotte, les milieux extrémistes en tête de cette politique de radicalisation ne font pas dans la nuance. Toute prise de position discordante est diabolisée. Les inquiétudes et les questionnements soulevés par les magistrats français sur les risques de torpiller les procédures administratives et judiciaires en matière de reconduite à la frontière sont présentés comme des postures tendancieuses destinées à contrecarrer le déroulement de l’opération. Le cri d’alarme, lancé par le personnel médical et enseignant sur les risques sociaux et sanitaires d’une opération éclair et d’envergure, est interprété par les partisans d’une éradication des étrangers, comme des agissements contre Mayotte et les intérêts des Mahorais. Signe des pratiques d’une République Bananière, l’administration hospitalière et le Rectorat à Mayotte sont sommés de se « désolidariser » de leur personnel pour le discréditer. La députée Estelle Youssoufa ne craint pas de vouer aux gémonies, les défenseurs des droits de l’homme. Les déclarations de la Ligue française des Droits de l’Homme ou encore de l’Unicef, demandant à la France de se conformer aux conventions sur les droits de l’Enfant et aux textes encadrant les droits des immigrés, ne sont aux yeux de la députée que de la complaisance et de la complicité avec l’ennemi comorien. Dans l’enclos mahorais, tout se passe comme si le gouvernement français avait choisi de se lester de tout cadre légal, national et international, qui pourrait le contraindre à reconsidérer la planification de son opération aux conséquences dramatiques.
Un silence humiliant
La demande adressée à la France par la présidence comorienne dans son communiqué du 10 avril, de « privilégier le dialogue » qui a toujours prévalu dans ses relations avec les Comores, a tout simplement été bottée en touche par Paris qui n’a pas daigné répondre. Un silence humiliant de la part d’une France qui se présente comme un pays ami et un État partenaire. Pour les spécialistes qui tentent de déceler les fondements de cette opération qui agite l’archipel, « la France s’appuierait sur l’Accord de « partenariat renouvelé » du 29 juillet 2019[ii], signé par les deux ministres des Affaires étrangères de l’époque, le français Jean-Yves Le Drian et le comorien Mohamed El-Amine Souef, comme cadre juridique pour justifier son plan d’éradication de l’immigration comorienne à Mayotte ». Cet Accord porte effectivement sur la gestion des « flux migratoires et la lutte contre le trafic humain », et liste un certain nombre d’engagements qui s’impose aux deux parties signataires. Dans ses objectifs, l’Accord rappelle que dans une déclaration commune du 6 novembre 2018, les autorités françaises et comoriennes se sont convenu : « d’engager des actions dans la sécurité maritime et la sauvegarde des vies humaines en mer, en luttant contre les trafics humains entre les différentes îles ; d’œuvrer en faveur d’une gestion rationnelle de la circulation des personnes, d’un contrôle des mouvements de circulation des personnes non maîtrisés entre les différentes îles et de convenir d’un cadre propice à une circulation des personnes en toute sécurité ». Ces mesures de régulation de « la circulation des personnes entre les différentes îles » sont assorties de dispositifs d’accompagnement dans le cadre de projets axés principalement « sur l’insertion professionnelle des jeunes, l’emploi, l’agriculture et la santé ».
À l’exception du différend politique sur l’instauration d’un visa qui met en cause la souveraineté comorienne sur Mayotte, les termes de cet accord de coopération ne seraient pas irresponsables si l’intention était bien celle de sécuriser les personnes voyageant entre les îles de l’archipel et de prévenir les drames en mer. Ce serait d’autant plus responsable que cet Accord prévoit parmi ses instruments, un Comité franco-comorien de haut niveau, incluant des élus mahorais, pour assurer le suivi et l’évaluation des engagements pris de part et d’autre. Parmi ceux-ci, il est clairement mentionné que les deux parties doivent « assurer dans la dignité, la prise en charge et l’accompagnement des personnes devant retourner dans leur île d’origine de l’Union des Comores (…) et notamment les mineurs non accompagnés et/ou isolés pour rejoindre leur famille ».
C’est l’absence de recours par la France à ce cadre de concertation avant de prendre sa décision qui fâche. Et à juste titre. Car si la partie française voulait justifier son plan d’expulsion massive des Comoriens installés à Mayotte vers leurs îles d’origine[iii], par un quelconque manquement de la partie comorienne, elle aurait préalablement saisi le comité de haut niveau, pour se prononcer. Ce qu’elle n’a pas probablement pas fait. C’est ce caractère unilatéral qui aurait heurté les autorités comoriennes, lesquelles, à en croire le communiqué du 10 avril, n’auraient pas été prévenues de l’initiative française, d’où leur appel au dialogue et à la concertation.
150 millions d’euros
Pourquoi la France a-t-elle choisi de passer outre le seul instrument d’application de l’Accord pour projeter une opération à haut risque ? Le gouvernement français considère-t-il cet Accord caduc ? Ou ce passage en force viserait à mettre le gouvernement comorien dos au mur et le contraindre à subir l’inacceptable ? La méthode est humiliante et assumée. Elle a eu pour premier effet de déstabiliser le président Azali qui a attendu un mois après la révélation par la presse de l’opération Wuambushu, avant de se réveiller par un communiqué qui n’est pas à la hauteur du camouflet.
Parmi les hypothèses plausibles de l’attitude française, Paris pourrait reprocher des manquements aux engagements de la part des autorités comoriennes, notamment celui de ne pas suffisamment contrôler la circulation non maîtrisée des personnes vers Mayotte. Mais l’on pourrait aussi retourner le reproche et interroger la France sur ce qu’il en est des 16 projets inscrits en annexe dudit Accord et des 150 000 000 d’euros annoncés pour leur financement ? Des projets censés créer les conditions de tarir les raisons qui poussent les jeunes des autres îles à se rendre à Mayotte. S’il y a donc des manquements aux engagements, ils concernent les deux parties.
Trois ans après la signature de cet Accord, aucun rapport du comité de suivi et d’évaluation. Si en dépit de cette évaluation, la France se donne le droit de s’exonérer des termes de l’Accord sans se référer au cadre de concertation, qu’est-ce qui empêche alors le gouvernement comorien d’en faire autant en refusant de son côté cette vague d’expulsions au nom des Comoriens qui disent « Stop à Wuambushu » ? Le sentiment d’humiliation qui a mobilisé les Comoriens depuis plusieurs semaines est d’autant plus insupportable qu’il rejaillit sur tout le continent africain dont le destin est aux mains des Comores. Après les atermoiements sur le sort des immigrés noirs africains en Tunisie, Azali Assoumani, le président en exercice de l’Union africaine, devra démontrer qu’il est capable d’assumer sa mission de défendre la souveraineté et la dignité du continent, en commençant par défendre son propre pays.
Dans ce combat inégal, ce sont encore une fois les classes populaires d’ici et de là-bas, qui vont trinquer. Les mêmes qui depuis 47 ans boivent la tasse d’une indépendance inachevée, d’un État morcelé, d’un archipel déconstruit jusqu’à son âme et que Paris et Moroni s’apprêtent à en faire des apatrides. Pendant qu’à Maore, la politique se nourrit de l’hystérie et que dans l’autre partie, elle s’abreuve d’inconsistance, la fratrie archipélagique se fracture sur le Rocher et s’épuise dans les eaux souillées de nos propres sépultures. Les mêmes abymes où le volcan et le gaz concentrent les ingrédients d’un joli cocktail Molotov. À moins que l’alternative soit l’émergence d’une cinquième île pour recommencer l’aventure des vivants.
[i] Voir les questions de la députée de Mayotte Estelle Youssouffa à Sébastien Lecornu, ministre des Armées, le 6 avril 2023.
[ii] Cet accord de partenariat renouvelé a été conclu en catimini entre les ministres des Affaires étrangères de la France ( Yves-Le-Drian) et de l’Union des Comores (Mohamed El-Amin Souef), sans consultation des députés, ni des partis politiques alors qu’il porte sur un sujet de souveraineté nationale.
[iii] Si l’Accord porte sur la gestion des flux migratoires, (en aucun moment, il n’évoque le terme d’immigré ou de sans-papiers, mais de circulation des personnes entre les îles, qu’il faudra maîtriser, contrairement aux satires de la députée Estelle Youssouffa, qui n’a certainement pas lu cet Accord. Or, dans le langage diplomatique qui est celui de ce document engageant la France et les Comores, les termes ont un sens.