Mohamed Saleh, Anthropologue : « Khadija Baramia faisait partie des dernières artistes d’origine comorienne qui ont eu un impact considérable dans la société ».
Elle a éteint le micro. Sa voix s’est tue, mais elle continuera de résonner dans les oreilles des milliers de fans du twarab classique de Zanzibar, un art dans lequel Khadidja Baramia, artiste zanzibari d’origine comorienne, morte la semaine dernière, excellait. Cette femme « était parmi les défenseures jusqu’à la fin de sa vie du twarab asilia dont la survie est menacée par le twarab moderne, qui utilise les instruments de musique moderne avec des chansons souvent très crues », nous explique Mohamed Saleh dans cette interview en forme d’hommage qu’il a accepté d’accorder à Masiwa. Par Propos recueillis par Faïssoili Abdou
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Masiwa – Khadija Baramia, une icône de la musique Taarab à Zanzibar est morte la semaine dernière. Cette artiste d’origine comorienne est moins connue dans l’archipel des Comores. Pouvez-vous nous dresser un bref portrait de cette femme exceptionnelle ?
Mohamed Saleh – Khadija Omar Baramia est une personnalité qui a marqué l’histoire récente de Zanzibar, pas seulement dans le domaine de la musique, mais aussi dans le monde du sport. Elle est née à Zanzibar de parents d’origine comorienne, plus précisément de Moroni, où les membres de sa famille étendue continuent à y vivre. Elle est morte à Mascate, Oman, le jeudi 22 août 2019 où elle était allée pour se faire soigner. Elle est enterrée le lendemain, vendredi 23 août 2019 au cimetière de Mwanakwerekwe, dans l’île d’Unguja, à Zanzibar.
Rares sont les Zanzibaris qui ne connaissent pas Khadija Omar Baramia. Elle était un personnage hors pair, humble, très ouvert et partie intégrante de la vie de la ville de Zanzibar. Elle était toujours prête à partager le peu qu’elle pouvait avoir avec autrui. Ainsi elle a pu construire une image de leader naturel qui inspirait confiance. Elle a joué un rôle important dans le développement de la musique de twarab asilia (twarab classique), qui est joué avec les instruments de musique traditionnelle et les chansons sont composées avec beaucoup d’art et d’imagination. Les paroles de cette musique, qui est arrivée à Zanzibar de l’Égypte au cours du 19e siècle, sont souvent l’expression de l’amour ou de l’angoisse, et amène à une réflexion approfondie pour saisir le sens. Elle était parmi les défenseures jusqu’à la fin de sa vie du twarab asilia dont la survie est menacée par le twarab moderne, qui utilise les instruments de musique moderne avec des chansons souvent très crues.
Masiwa – La presse locale a largement fait écho de la mort de cette figure du Twarab ainsi que les obsèques qui ont rassemblé une foule assez nombreuse. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Mohamed Saleh – Non seulement la presse locale a largement fait écho, mais aussi la presse internationale surtout les services des radios internationaux par exemple la radio allemande, Deutswelle et BBC pour ne citer qu’eux deux. Les obsèques ont rassemblé une foule nombreuse puisque toute la ville pour ne pas dire tout le pays, Zanzibar, était mobilisée pour enterrer une femme du pays. Tout le monde se sentait concerné, puisque Khadija a formé un nombre substantiel de femmes dans l’art de la musique et le sport. On compare souvent Khadija Omar Baramia à une autre icône de la musique de twarab de Zanzibar, Bi Kikude ou Fatma Baraka, mais la différence entre les deux c’est que Khadija faisait tout à la fois : compositeur de musique et de chansons et chanteuse à la voix d’or.
Masiwa – Existe-t-il encore des artistes Zanzibari d’origine comorienne ?
Mohamed Saleh – Bien évidemment, il reste encore des artistes zanzibari d’origine comorienne, mais il faut avouer que Khadija Baramia faisait partie des dernières artistes d’origine comorienne qui ont eu un impact considérable dans la société. Il y avait avant des artistes comme Maulid Mohamed (Machaprala) et son frère Mohamed Juma Mzula, originaires de Ntsaoueni qui ont gravé leurs noms dans l’histoire de la musique de Twarab de Zanzibar. Aujourd’hui il y a encore des jeunes qui participent activement dans le développement de la musique de l’archipel de Zanzibar et de la côte swahili.
Masiwa – D’une manière générale, sur le plan historique quels sont les originaires des Comores qui ont marqué la culture Zanzibarie ?
Mohamed Saleh – Les Zanzibari d’origine comorienne n’ont pas seulement fait partie intégrante de l’environnement social de Zanzibar, mais ils ont aussi participé activement dans la construction de l’identité swahili de Zanzibar et ont même laissé des marques dans certains aspects de la vie sociale du pays. Les célébrations de mariage dans la ville de Zanzibar sont marquées par les aspects du grand mariage comorien. Les Zanzibari d’origine comorienne ont joué un rôle important dans l’enseignement aussi bien religieux que laïc. Ils ont produit des grands sportifs du pays et dans tous les domaines : football, tennis, hockey, cricket, etc. Ils ont aussi participé dans le processus du développement de la langue et de la littérature swahili de Zanzibar. Aujourd’hui un auteur zanzibari très célèbre dans le monde dont les œuvres sont traduites en plusieurs langues y compris en français, Adam Shafi Adam, ses ancêtres sont venus de Mitsamihuli, Comores. La musique de Khadija Omar Baramia ne s’est pas limitée au monde swahili, mais elle a voyagé et elle est écouté partout où se trouve la Diaspora swahili, en Afrique de l’Est, pays du golfe tout particulièrement, Oman et Emirats Arabes Unis, sans oublier l’Amérique du Nord et l’Europe.
Masiwa – Avez-vous personnellement connu cette femme ?
Mohamed Saleh – Oui, absolument, je l’ai connue pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que toutes les familles zanzibari d’origine comorienne se connaissent. Ensuite, elle était de la génération de ma mère et elle nous considérait comme ses propres enfants. Cette attitude de Khadija Baramia ne s’est pas limitée aux enfants dont elle connaissait les parents, mais elle s’est étendue à tous les enfants de son quartier de Kikwajuni. Nous étions voisins et nos familles étaient aussi très proches et solidaires. Khadija avait marqué le quartier de Kikwajuni lorsqu’elle dirigeait le groupe féminin de musique de twarab très populaire au nom de Nour Uyun. Ce group était en concurrence avec deux autres groupes féminins de musique de twarab, Royal Air Force et Navy. Ces trois groupes étaient par conséquent dirigés par trois femmes zanzibari d’origine comorienne. Par la suite Khadija chantait avec le groupe Ikhwan Safaa et elle a marqué ce groupe avec beaucoup de ses chansons qui restent jusqu’à nos jours très célèbres. Mais la chanson qui a surtout touché les cœurs de tous les Zanzibaris et au-delà de Zanzibar est celle sur son mari qui a été tué par le régime au lendemain de l’assassinat du premier président de Zanzibar, Abeid Amani Karume, le 7 avril 1972. Le mari de Khadija Baramia, s’appelait Mikidadi Kayaya. Il était lieutenant de l’armée tanzanienne avant son assassinat. Cette disparition inattendue, et l’impossibilité d’offrir une sépulture décente à son mari bouleversèrent Khadija qui vécut toute sa vie dans la douleur comme en témoigne cette chanson qui a fait le tour du monde.
Traduction en français de « Nyamaza Usiliye Ndio Hali ya dunia » : Ne pleure pas, c’est la vie, laisse tout ça entre les mains de Dieu, Il t’aidera (Refrain)
Le cœur blessé, je ne sais plus où m’appuyer
Je n’ai plus de désir pour ce monde
Je ne cesse de pleurer, car mon cœur est blessé
Je pleure, je suis seule, car mon mari n’est plus
Il a laissé ceux qu’ils lui étaient chers et s’en est allé
Que Dieu me protège pour que j’en prenne soin
A qui pourrai-je compter pour m’aider à élever nos enfants
Les mains derrière la tête les orphelins te pleurent
Dépassé par la situation nous pleurons tous ensemble
Je n’essaie pas de te corriger mon Dieu dans ton œuvre, mais j’exprime ma douleur
Beaucoup de choses me causent de la peine
Je pleure surtout, nostalgique de nos habitudes
Mon Dieu donne
moi la force de m’occuper de mes enfants
Donne-moi la sagesse de discerner les bons des mauvais
Donne-moi la paix afin que toujours je t’obéisse mon Dieu
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