Les Comores ont été partie intégrante du circuit de la traite et de l’esclavage dans l’océan indien. Les élites comoriennes précoloniales étaient esclavagistes jusqu’au début du 20e siècle. Des recherches historiques rigoureuses le démontrent.
Par Abdoul-Malik Ahmad, sociologue
À Ngazidja, l’abolition officielle a eu lieu en 1904. Une décision du colon qui avait besoin d’une main-d’œuvre servile dans le travail forcé colonial. L’on sait que les pratiques notamment de l’esclavage domestique ont continué durant le 20e siècle. Tout récemment, en 1991, Salim Ali Amir a consacré une chanson pour dénoncer la continuation de cet esclavage domestique : « Wapambe ».
Mais, aux Comores, comme dans le reste de l’Afrique d’ailleurs, dès qu’il s’agit de parler de ce sujet, tous les chercheurs sont unanimes pour dénoncer tabou, honte et déni. Il faut que cela cesse.
Je suis certainement descendant d’esclaves et de Wamatsaha (paysans libres) et je n’en éprouve aucune honte. J’en assume toute la portée symbolique.
Et je n’ai pas besoin de m’inventer une lignée d’aristocrates ou de nobles, qui plus est, esclavagistes, pour exister socialement, comme beaucoup le font dans les Shindiwantsi et dans le Mila Na Ntsi à Ngazidja.
Une ascendance servile commune
À tous ces Comoriens qui continuent à nier notre ascendance servile commune, sachez que nous sommes dans une majorité écrasante des descendants d’esclaves. Nous avons pour habitude de dire que les descendants d’esclaves seraient seulement localisés et bloqués dans les quelques anciens « itrea » (hameaux d’esclaves) et qu’ils ne se seraient pas mélangés avec le temps. Il y avait des esclaves ruraux et citadins qui font tous partie de nos ancêtres et qui se sont bien mélangés avec le reste de la population libre.
Ceux qui n’ont aucun ancêtre esclave dans leurs lignées, s’ils existent réellement, sont extrêmement minoritaires, qu’ils soient citadins ou ruraux. Dois-je rappeler que les aristocrates esclavagistes avaient des enfants avec leurs concubines esclaves ? Puis, au lieu de mettre en avant publiquement des ancêtres esclavagistes qui permettent de se distinguer, il serait temps d’assumer notre ascendance servile commune qui permettrait de faire, enfin, réellement nation. Avec les Mohéliens, les Anjounais et les Maorais qui eux aussi ont vécu le traumatisme de l’esclavage. Que nenni, certains veulent continuer à avoir des avantages et à dominer comme jadis à travers leurs noms de famille, et non pas à travers leurs apports au collectif.
Un traumatisme collectif
Acceptons de rompre avec la honte et de lever le voile sur ce traumatisme collectif.
Quand j’étais au collège aux Comores, on m’enseigna qu’il y a eu des esclaves africains déportés dans les Amériques, mais les programmes scolaires ont contourné l’esclavage et la traite négrière sur la côte Swahili et aux Comores.
« Sur les îles Comores, la signification des esclaves était si importante pour le maintien de la respectabilité et du statut social des élites locales qu’il a été estimé qu’au moins 40 % de la population comorienne de 65 000 personnes n’étaient pas libres au milieu des années 1860.
En 1902, quelque 15 000 esclaves vivaient à Ngazidja, l’île comorienne la plus grande, représentant entre 25-33 % de la population de l’île. Les esclaves des communautés swahilies et comoriennes pouvaient être utilisés pour diverses fonctions, comme concubines, servantes, gardes du corps, marins, travailleurs agricoles et peut-être artisans.
Les Swahilis et les Comoriens de l’océan Indien étaient largement impliqués dans les réseaux de commerce d’esclaves. Jusqu’au 18e siècle, la plupart des esclaves provenaient du centre de Madagascar et étaient importés des villes portuaires du nord-ouest de Madagascar. Les principaux réseaux reliaient Madagascar, les Comores, l’archipel de Lamu et le Hadramawt (Yémen actuel).
Pendant les années d’apogée au XVIIe siècle, et plus tard vers 1770, environ trois à quatre mille esclaves étaient expédiés chaque année par les commerçants côtiers et arabes, mais il est impossible d’estimer la proportion de ceux dont la destination était les établissements côtiers, car la grande majorité des Africains capturés étaient envoyés en Arabie. Il est cependant certain que les communautés côtières fortement impliquées dans le commerce des esclaves l’étaient aussi plus que les autres, notamment l’archipel de Lamu, Kilwa, Zanzibar après les années 1740, et les Comores.
Ces dernières (les Comores) servaient d’entrepôt pour la traite malgache et l’utilisation d’esclaves semble y avoir été plus répandue qu’ailleurs ». (Vernet, 2013)
Seuls les dominants esclavagistes comoriens (les sultans et les « makabaila ») s’habillaient selon le modèle de Tippu Tip (photo ci-contre). Et aujourd’hui les descendants d’esclaves de Ngazidja s’endettent économiquement pour pouvoir s’habiller comme eux : l’accomplissement individuel ultime. Les descendants d’esclaves que nous sommes réhabilitons l’esclavage en mimant les mariages féodaux des élites esclavagistes et pire en considérant cette imitation comme la promotion sociale ultime.
Le déni, la honte et les non-dits, mais dits socialement nous rendent encore aujourd’hui esclaves de cet esclavage.
Le psychiatre Frantz Fanon, spécialiste des effets de l’aliénation mentale liée à l’esclavage et à la colonisation, disait que nous les descendants d’esclaves ne sommes pas esclaves de l’esclavage qui déshumanisa nos ancêtres. Nous ne sommes pas prisonniers de l’histoire. On ne doit pas y chercher le sens de notre destinée collective. : « Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence. Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement. Mais je n’ai pas le droit de me laisser ancrer. Je n’ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé. Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères (…) ».
Regarder le passé sans rancœur, mais avec franchise
Avec l’obsession collective autour de ce Anda, notre inconscient collectif est encore aujourd’hui prisonnier et esclave de ce passé. À travers l’action de l’État, folklorisons-le en supprimant son aspect familial et politique dans l’espoir qu’avec le temps il disparaisse tout seul ou supprimons-le définitivement. Je penche pour cette dernière option. Ce mariage est tout sauf un simple mariage. Au-delà de la réhabilitation de l’esclavage, beaucoup ont déjà été mariés avant de l’avoir fait. Puis, pour le faire, on essore les économies de gens pauvres qui ne font pas partie de l’union, mais qui sont de la parenté ou de familles proches. On y joue notre vie, notre droit individuel et familial à l’existence sociale.
Mon collègue anthropologue Ibrahim Barwane pose deux interrogations essentielles :
- Si les descendants d’esclaves que nous sommes faisons de la réhabilitation des esclavagistes en portant fièrement leurs habits, qui vont honorer la mémoire de nos ancêtres victimes de la traite orientale ?
- Qui a choisi de naître esclave au point qu’aujourd’hui l’esclavage soit tant source de honte et de déni ?
Regardons ce passé sans rancœur, mais regardons-le avec franchise sans honte ni invisibilisation pour enfin construire de nouveaux critères de reconnaissance sociale. Cette reconnaissance par tous de la dignité de tous est clairement l’une des choses qui nous manquent le plus cruellement, mais c’est aussi le chantier le plus stimulant qui nous attend.
Acheminons-nous dorénavant collectivement vers un avenir de plus de dignité et d’égalité. Et cela passe par une remise en question profonde de la réhabilitation des esclavagistes qui se jouent à chaque Anda. Je dis bien, à chaque Anda.
Sources :
Alpers Edward A., 2001, “A Complex Relationship: Mozambique and the Comoro Islands in the 19th and 20th Centuries,” Cahiers d’études africaines, XLI, 1, 161: 73-96.
Fanon, F (1952). Peau noire, masques blancs, Paris, seuil.
Médard, H., Derat, M., Vernet, T. & Ballarin, M. (2013). Traites et esclavages en Afrique orientale et dans l’océan Indien. Paris, Karthala.
Shepherd, G. (1980) « The Comorians and the East African slave trade ». In J. L. Watson (ed.), Asian and African systems of slavery. Berkeley: University of California Press.
Vernet, T. (2006). « Les réseaux de traite de l’Afrique orientale : côte swahili, Comores et nord-ouest de Madagascar (vers 1500-1750) », Cahiers des Anneaux de la Mémoire, 9, 2006, p. 67-107.
Vernet, T. (2013). East Africa. Slave migrations. In The Encyclopedia of Global Human Migration. Blackwell publishing.