Le 16 février 2019, la notabilité de Ngazidja avait siégé à Iconi, à la suite du meurtre d’un jeune originaire de Boeni, pour prendre des sanctions contre le village de Vouvouni dont des jeunes étaient accusés de l’acte criminel. Parmi les sanctions prises contre Vouvouni, on compte la privation des droits politiques de ses habitants, alors que ces droits sont garantis et protégés par l’article 32 de la Constitution. Il avait été décidé également de priver la localité de la fourniture en électricité par la société nationale Sonelec. Par ailleurs, Vouvouni était banni pour une période de 4 ans.
Par Nezif-Hadj IBRAHIM
Les pouvoirs de sanction des notables
Le 6 janvier 2020, le village de Djoumoishongo a pris la décision de bannir toute jeune fille qui se marierait avec un étranger. Il s’agissait d’édicter des règles qui contraignent les femmes issues de la ville à être endogamiques. En octobre de la même année, un père de famille se fait bannir de son village de Mbambani pour avoir porté plainte pour le viol de son fils de 12 ans. En janvier 2021, Amina Mmadi, volontaire au Croissant-Rouge a été bannie du village de Nioumadzaha-Bambao parce qu’elle a déclaré être contaminée par le COVID-19. En juin de la même année, une famille d’Ousipvo était menacée de bannissement parce qu’elle aurait refusé le mariage forcé de sa fille de 16 ans. Récemment, au mois de février dernier, en marge de l’affaire d’une femme comorienne qui aurait poignardé son mari mortellement en France, sa famille de Batsa-Itsandra a été bannie du village.
Ces sanctions, parfois injustes ou disproportionnées, souvent contraires à des droits constitutionnels et foncièrement illégales, évoluent dans l’écosystème sociétal de Ngazidja. Loin de faire l’unanimité, ces sanctions à saisir la place que le pouvoir coutumier occupe face à l’État comorien
L’État dépossédé de la souveraineté ?
L’État comorien est unitaire, ce qui fait que la souveraineté qui l’habite et le fonde consiste en ce que son autorité couvre tout le territoire des Comores a priori (l’île de Maore, considérée par la Constitution comme faisant partie des Comores, est un territoire sur lequel l’autorité de l’État n’est pas effective). Cette idée est exprimée dans l’article Premier de la Loi fondamentale de 2018. Cet article rappelle que l’État comorien est une « République ». Cependant dans les faits ce n’est pas le cas. Le républicanisme suppose en fait que l’égalité des citoyens et leur triomphe en communauté se déploient par les institutions mises en place par les lois votées par ses représentants.
En revanche, à Ngazidja, on observe l’existence d’une souveraineté concurrente à l’autorité de l’État. Cette autorité peut prendre des sanctions coutumières pouvant s’avérer en contradiction avec la législation de l’État comorien. Alors que l’article 3 de la Constitution comorienne accorde l’exercice de la souveraineté au peuple, c’est-à-dire qu’il est le seul ayant le pouvoir de définir directement ou indirectement les Lois, fondamentales ou ordinaires, le pouvoir coutumier édicte aussi ses propres codes impératifs et les faits appliquer. Or des groupes de personnes localement situés ne peuvent instaurer un ordre contraignant à ses habitants surtout si les mesures qui le fondent vont à l’encontre des lois de la République.
Le bannissement est l’illustration la plus visible. Si la Déclaration universelle des Droits de l’Homme érige le droit de propriété en droit humain et que la Constitution des Comores reconnaît son inviolabilité et son inaliénabilité, à Ngazidja la sentence du bannissement est monnaie courante, sans que la juridiction comorienne puisse opérer.
Un pouvoir traditionnel plus fort que les collectivités territoriales
Les bastions du pouvoir traditionnel ce sont les localités à Ngazidja. Les notables des villages ont une autorité bien plus forte que les représentants des collectivités ou les lois de la République. Les règles coutumières touchent la gestion de l’espace public, pourtant domaine de prédilection des pouvoirs étatiques. Il en est ainsi également pour les sites religieux comme les mosquées et les célébrations culturelles comme le mariage, or ce sont des institutions publiques dont le régime relève de la Loi républicaine. Il en serait autrement si on était dans une démocratie de type américaine où les spécificités sont mieux organisées par le fédéralisme. Les États-Unis d’Amérique n’étant pas une République prônant des valeurs communes à un peuple homogène, chaque État détermine ses orientations sociales et sociétales dans les limites instituées par la Constitution.
L’idée d’égalité des citoyens qui constituent une communauté détentrice du pouvoir de souveraineté rend la loi de l’Union unique pour toutes et tous. Le problème qui se pose ici est le fait qu’aucune loi de la République ne consacre ce pouvoir ni ne lui domaine la compétence pour se substituer à des autorités constitutionnellement établies.
L’unité et l’égalité des citoyens devant la loi sont mis à mal
Si aujourd’hui le pouvoir traditionnel est de plus en plus contesté, il n’empêche que l’État n’est pas aussi enraciné dans l’esprit de la population comorienne, et surtout à Ngazidja. Le bien public n’est pas, en réalité, nécessairement ce qui justifie l’autorité de l’Etat bien que son essence même soit de chercher à satisfaire l’intérêt général. À cause de ces manquements, le pouvoir traditionnel trouve sa légitimité par le fait qu’il contribue à développer les localités et surtout à les organiser. Ainsi, sa concurrence avec l’État demeure naturelle alors qu’elle révèle un hiatus à la juridiction étatique. Cette suprématie du pouvoir traditionnel s’accentue davantage puisque l’État est de plus en plus absent des localités. Par la force des choses, la substitution de l’État par le pouvoir coutumier est vouée à être pérenne. Or, la Constitution ne permet pas l’existence d’une telle autorité.
Par ailleurs, la concurrence du pouvoir de l’État et du pouvoir traditionnel ne se limite pas seulement à l’édiction d’un ordre sociétal, l’un comme l’autre puisent une part de légitimité dans l’usage des symboles de la société comorienne. La religion en est le terreau privilégié. Les autorités politiques n’hésitent pas à citer le Coran pour renforcer leurs paroles alors que les autorités coutumières trouvent en la mosquée le lieu d’expression des différences statutaires. Dans la place publique aussi, les personnalités publiques et les figures coutumières bénéficient souvent des mêmes considérations protocolaires dans certains événements.
Tout compte fait, la question de la carence de la République ne retient pas l’attention ni des politiques ni des leaders d’opinion. Pourtant, le salut de l’État passe aussi par le plein exercice de sa souveraineté sur tout le territoire.