Doctorant en sociologie à l’Université de Bordeaux depuis 2021, mes travaux portent sur l’étude d’un processus de production de la ville africaine. Je travaille sur Moroni (Union des Comores), pour comprendre son caractère de ville héritage et coutumière, connaître l’origine des bidonvilles contemporains qui l’entourent, analyser son envie de capitale et suivre sa métropolisation en cours. Pour ce faire, j’ai croisé plusieurs disciplines, empruntant à chacune des éléments de méthodes. Une dimension historique (et géographique, le caractère ilien) cadre les caractéristiques de son système contemporain ; une observation à la manière des anthropologues et une lecture en science politique, respectivement l’identifient entre symboles et usages, et l’analyse à partir des décisions politiques et des rapports de forces observés entre les différents acteurs de et dans la production de la ville. Les concepts de « territorialité » et de « fabrique de bidonvilles » me semblent les plus à même de rendre compte de ce processus de métropolisation et de mobiliser ce croisement disciplinaire.
Approches méthodologiques
J’ai eu l’honneur de présenter cette thèse dans un colloque sur « Identités culturelles, identités territoriales et mobilités ». Il a été question d’analyser « les processus de fabrication des territoires par les acteurs divers (endogènes ou exogènes), les mutations croisées des territoires et des cultures contemporaines ». Je me suis inscrit sur les axes qui interrogeaient les approches méthodologiques. Celles-ci cherchent à se saisir de la fabrication des territoires et de l’affirmation des identités culturelles. Elles demandaient à connaître les enjeux pour la pluridisciplinarité. Et de l’autre côté, il a été demandé de parler du « territoire : théâtre d’affirmation et de confrontation des identités culturelles ». En combinant les axes, il s’est manifesté le caractère de Moroni se dessinant dans une logique d’une lecture scientifique. J’ai ainsi intitulé ma communication : « Moroni, ville héritage et capitale des Comores : une identité culturelle édifie une identité territoriale et réclame une cité ».
Les habitants des bidonvilles
J’ai commencé par participer aux Journées d’étude du Groupe « Architecture et Sciences sociales », organisée du 31 mai au 2 juin 2023 et qui s’intitulaient « La recherche en Architecture, ville et sciences sociales : interroger les postures et méthodes. Convergences, divergences, circulations et hybridations méthodologiques ». J’ai répondu à cet appel avec une intervention sur le « Croisement disciplinaire et analyse de la métropolisation de Moroni ».
J’ai pu analyser cette métropolisation en cours de Moroni à partir de l’introduction du concept de « territorialité », à la manière de Sassen S. (2009).
La « territorialité » est d’abord vue, en tant qu’appropriation mentale du territoire par les individus, favorisant le développement d’un sentiment d’appartenance spatiale, perceptible à travers les expressions politiques, culturelles, artistiques et sociales, apparait dans le processus de métropolisation de Moroni en tant que ville et capitale de l’Union des Comores. Comme la territorialité laisse entrevoir d’un côté un sentiment d’appartenance et de l’autre, un sentiment d’exclusion, se présente ici comme premier mode d’entrée pour se saisir de Moroni. Dans un premier lieu, j’ai constaté à partir de la combinaison entre histoire, anthropologie et science politique que vivre Moroni de l’intérieur se ressent différemment que quand on habite les périphéries en situation de subalternité. D’abord subalternité administrative, ressentie par des individus, pourtant en grande partie des fonctionnaires, mais dont la situation pécuniaire a fait reléguer au rang de citoyens de seconde zone, car habitant des périphéries bidonvillisées. Ces bidonvilles sont des répliques d’une organisation spatiale telle qu’on pourrait la trouver dans un quartier normal. Mais ces lieux sont réputés pour abriter aussi des revendeurs à la sauvette, des chauffeurs de taxi, maçons/artisans, tout ce que la société rejette en les désignant comme «de populations étrangères », et les autorités les qualifient d’exerçant des activités informelles et dont leur territorialité pose problème pourtant habitants de la métropole. Ensuite, la subalternité géographique qui se caractérise par l’appropriation d’une ville, qui draine une grande partie des populations des différentes îles de l’archipel, par une minorité, appelée Moroniens de souche, et pour laquelle la location et la gestion de l’espace constituent son fonds de commerce.
L’urbanité de Moroni
Je suis parti avec l’hypothèse que ce processus de production de la ville articule identité culturelle et identité territoriale, et j’observe à Moroni (capitale des Comores), la fabrication d’une cité s’enracinant dans la Médina, quartier phare de la ville. D’abord, l’histoire caractérise les séquences de construction d’une identité culturelle et délimite son territoire d’influence. Le territoire de la Médina de Moroni est une ancienne ville construite par les « Arabes », premiers colons du pays. Une partie des premiers instruits sortis des écoles arabes, ensuite françaises, en sont originaires. Le droit à la ville, n’est pas seulement un droit d’habitation, c’est tout aussi un droit d’usage. Les « étrangers » à Moroni sont privés de certains usages, par exemple le droit d’organiser un mariage dans « l’espace public de la ville » dont le sens et la portée échappent à la juridiction étatique et communale, puisqu’il est défini et déterminé par un ordonnancement coutumière historique.
Le grand mariage étant « un rite » important dans l’expression de l’allégeance au groupe et à l’appartenance à celui-ci ouvre donc à plusieurs privilèges, représentant donc la dynamique du groupe et son intérêt. Il permet de diriger une prière dans une mosquée, signe d’une personne influente et ayant le pouvoir de décision dans le territoire, donc sa fabrication. Les « héritiers » portent une revendication d’appartenance, soutenue par la groupalité, sorte d’appropriation de l’histoire de la cité par un groupe. Ensuite, l’anthropologie focalise le regard sur une pratique identitaire majeure, « le grand mariage », qui est le support pour concevoir et penser le territoire puisque c’est dans les espaces symboliques de Moroni Médina qu’il est déployé et est organisé. Enfin, la science politique analyse les effets de la groupalité et les attributions collectives de la ville qui accentuent l’appropriation du territoire à travers la gestion des espaces. À Moroni, les places et les mosquées sont gérées respectivement par l’autorité du groupe se réclamant de Moroni originelle (Blanchy, 2011). Nous observons une manifestation actuelle dans le territoire qui mène à des exclusions, alors rebattre sur la problématique du territoire nous semble se justifier comme un concept à réinterroger, mais avec une articulation spatiale.
Le concept de territorialité semble le plus à même de rendre compte de la fabrication d’un territoire spécifique qui se démarque et pèse sur ce qui l’entoure. La médina regroupe de grands ensembles architecturaux, avec les attributs de la modernité (routes et ruelles pavées). Elle cristallise le ressenti socio-politico-culturel d’une ville héritage et enclose. Les quartiers périphériques, essentiellement formés de bidonvilles, avec une voierie en terre grise et où une anomie s’observe, tranche avec la Médina. L’urbanité, comme ciment de la citadinité, reste un élément à travers lequel les Moroniens de la Médina s’identifient face à la difficile planification du développement urbain de Moroni extra-muros. L’urbanité devient un élément de la construction d’une cité fermée où les citoyens raisonnent en communauté politique et s’administrent eux-mêmes. À l’intérieur, il se manifeste une confrontation d’identité culturelle et territoriale sous une forme d’agora. Cette perception fait une lecture spatiale de la subalternité identitaire culturelle d’un autre espace qu’elle rejette par une légitimité rationnelle pour en édifier une cité spécifique.
Salec HALIDI ABDEREMANE est Géographe, doctorant en sociologie urbaine à l’Université de Bordeaux. Chercheur associé au Laboratoire Profession Ville Architecture Environnement – ENSAP Bordeaux/Centre Émile Durkheim – UMR 5116, il est également poète et journaliste