De forfaiture en forfaiture, l’histoire réelle finit par être mise en doute et sous peu, il ne restera plus que des générations qui baignent dans le mensonge. La déclaration unilatérale de l’indépendance a été prononcée par celui qui la voulait le moins, mais qui, au bénéfice d’un coup politique pour garder le pouvoir et s’attirer les faveurs d’une opinion publique lassée de la colonisation, devint le Père de l’indépendance. Le premier coup d’État a été forcé par Ali Soilih, et ses compagnons, qui voulaient établir un état de droit par des élections. Ils ont été débarqués de l’aventure et persécutés. Celui qui est encensé aujourd’hui comme le Sankara comorien a provoqué liesse et danses populaires le jour de sa chute. Le libérateur, aidé de mercenaires (l’équivalent des Wagner aujourd’hui) s’est imposé pendant onze années à coup de parti unique, d’élections truquées et de répression aveugle (le Front démocratique, seule force de résistance, y a perdu les plumes), sous l’œil bienveillant du premier partenaire des Comores.
Par Nadia Tourqui
Puis vient le discours de la Baule le 20 juin 1990, au lendemain de l’assassinat de notre dictateur (devenu martyr plus tard), et l’organisation de la première élection démocratique, 15 ans après la prise de l’indépendance. Démocratique, mais quand même truquée et instaurant le changement dans la continuité avec la victoire du candidat de l’ancien régime. Le pays expérimentait le multipartisme, du parti unique, on est passé à une vingtaine. Avant le concept d’un « jeune-un emploi », on a eu un « village-un parti ». Ce fut aussi le temps des « équilibres » régionaux (précurseurs du séparatisme), le début de la fin de l’administration (blocage sur tous les projets de réforme administrative et de réforme du secteur de la justice) et le sacrifice des secteurs sociaux, c’est-à-dire de la population. La démocratie s’est muée en gendrocratie et instaura le mélange famille et gestion de l’État avec tout le système de corruption et de népotisme qui va avec. Cinq ans et 13 gouvernements plus tard, un nouveau coup d’État, perpétré par celui-là même qui commençait à bien connaître le pays, mit fin à la plaisanterie par la déportation du président élu « démocratiquement » dans un pays voisin. Les jeunes loups de l’époque sont les dinosaures d’aujourd’hui. C’est l’année de naissance de Nazra et du visa Balladur.
Le déporté est destitué et une nouvelle élection est organisée. C’est ainsi que 20 ans après la prise de l’indépendance, on a le premier président intronisé du vivant de son prédécesseur et qui reçoit les félicitations du candidat perdant. Premier président vraiment élu dans un pays dont la partition du territoire confirme sa première brèche. Deux ans et demi plus tard, au terme d’une gestion hasardeuse (à la recherche du Réhémani) et torpillée par les relents séparatistes (la partition continue), le président, un jour, ne se réveille plus, quelques heures après un retour de voyage officiel. Voyage au cours duquel il se serait trop approché d’une fleur au parfum très soporifique. Crise séparatiste à son comble, échauffourées, interposition ou coup d’État ? Les historiens trancheront. Ainsi finit le XXe siècle sur nos îles, 25 ans après l’indépendance, Nazra célèbre ses 5 ans et Ayman pousse son premier cri.
La classe politique est alors préoccupée par le dialogue qui va conduire aux accords de Fomboni. Alléluia ! On a trouvé le moyen à ce que chacun puisse à son tour jouir du gâteau. À quelques exceptions près, on se félicite du deal. Et ils jouirent, l’un après l’autre, sans aucune retenue, dans l’indécence la plus totale et le plus grand mépris de leur population. La corruption s’est muée en seconde nature, la médiocrité a gangréné le service public et la devise du pays est devenue « tu le presses ou tu le quittes » quand on ne remplaçait pas le « ou » par un « et ». La tournante fut instaurée et nos îles, victimes consentantes (?), régulièrement violées, jusqu’à ne plus être en mesure de crier au secours, toujours sous le regard bienveillant de notre partenaire historique.
La poursuite de la partition verra la départementalisation de Mayotte pendant qu’on entretient les divisions des autres îles (inter et intra). Départementalisation, c’est vite dit. Un petit coup de peinture bleu-blanc-rouge, quelques élus bien arrosés, des marchés publics très privés et une population qui ressemble de plus en plus à ses ancêtres gaulois, tout cela au prix d’un savant mélange entre primes juteuses pour les métropolitains (et quelques Franco-Comoriens, pour énerver), le plus bas RSA de France pour les locaux (ce qui incite les Maorais à quitter l’île) et chimique pour les enfants (plus tard, ils serviront à justifier rafles et déportations). Résultat des courses, on a 84% de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté, un taux de délinquance trois fois plus élevé qu’en France et le plus grand bidonville de France. Tout ça pour ça et on veut faire porter le chapeau de l’échec de la politique française à Mayotte aux quelques travailleurs qui vont contribuer à la croissance de l’île, souvent au péril de leurs vies.
Un soubresaut en 2015, 40 ans après l’indépendance, l’âge des bilans, des questionnements, des ajustements… ou de la résignation. Jeux de l’Océan Indien, énième humiliation de la délégation comorienne, constat de l’échec de la tournante sur le développement du pays, autant de raisons qui ont conduit au projet des assises nationales. Nazra a 20 ans et Ayman en a 15. N’était-il pas temps de se poser pour analyser tout ce qui venait de se passer, tirer les leçons, trouver les voies et moyens de repartir sur de bonnes bases et offrir un avenir à cette jeunesse ? Mais tous les agendas n’étaient pas synchronisés et il y en avait un de particulièrement pressant, celui du premier tourneur qui rongeait son frein depuis 10 ans pour venir terminer ce qu’il avait commencé. Certains y ont vu un come-back de rédemption, là où il n’y avait que volonté de revenir se venger, écraser, piller et étouffer toute manifestation d’intelligence et expression de valeur. Bientôt 48 ans d’indépendance et la mission est presque accomplie. Nazra est en prison et Ayman est mort. Il ne reste plus que des morts-vivants, des résilients dont l’avenir est entre les mains du père et du fils, en attendant le Saint-Esprit. De l’autre côté de la rive, à quelques coups de pagaie, un seul mot d’ordre, tuez-les, wuambushu, sous l’œil bienveillant de la cavalerie. Comme dirait l’autre « ça va bien se passer », mais peut-être est-il bon de leur rappeler que la survivance du Cœlacanthe demeure un mystère pour la science…