Le gouvernement a enfin décidé le 29 janvier dernier de montrer que l’opposant Achmet Saïd Mohamed est bien vivant, après 20 jours entre les mains de l’armée. Un long processus judiciaire s’ouvre pour cet homme qui avait cru aux assurances du chef de l’État et était revenu d’exil pour participer à l’élection présidentielle.
Dans la matinée du 29 janvier 2024, les avocats et la famille d’Achmet Saïd Mohamed, professeur de sciences et homme politique apprennent soudainement que ce dernier allait être enfin présenté à un juge qui devait décider de son sort, après une détention de vingt jours dans le camp militaire d’Itsundzu.
L’opposant avait été enlevé devant sa maison par des hommes cagoulés et conduit dans un endroit tenu secret le 9 janvier 2024, à cinq jours du premier tour des élections présidentielles pour lesquelles il faisait campagne avec le candidat Issa Salim, sa propre candidature ayant été rejetée par la Chambre électorale de la Cour Suprême. Selon une source qui a réclamé l’anonymat, Achmet Saïd Mohamed aurait refusé de se nourrir pendant deux ou trois jours et aurait obtenu de recevoir des repas préparés par sa mère, sans que celle-ci sache où il était enfermé et ce qu’il pouvait subir.
Une justice d’exception
Le matin du 29 janvier, le doute restant persistant sur le lieu de sa détention, plusieurs membres de sa famille avaient décidé de faire un sit-in devant le Palais de Justice pour demander au Procureur où était gardé leur enfant. Le père dans un cri de désespoir avait fini par dire qu’il n’était même pas sûr que son fils n’était pas déjà mort.
Comme par miracle, vers la fin de la matinée, la famille apprend qu’Achmet Saïd Mohamed est déféré devant la Cour de Sûreté de l’État, accusé de faits d’attentat, complot contre l’État et tentative de commission d’actes terroristes. Ce fut la confirmation que l’opposant était vraiment pris dans les mâchoires de la justice azalienne. En effet, la Cour de Sûreté, présentée par plusieurs juristes comme une juridiction qui est abolie depuis longtemps (notamment par la Constitution de 1998 qui abolit toute justice d’exception) a été réintroduite par le gouvernement Azali depuis 2018 pour juger d’une manière bâclée et en se basant uniquement sur la volonté politique du chef de l’État, les opposants indésirables. C’est une juridiction qui présente un avantage non négligeable pour une dictature : il ne permet pas de faire appel. Mais, cela est contraire aux engagements internationaux des Comores de ne plus avoir recours à des juridictions qui ne permettent pas à l’accusé de faire appel de sa condamnation. L’objectif étant de les amener après leur condamnation à reconnaître les faits qui leur sont reprochés en demandant grâce au chef de l’État.
Une Justice sous les ordres du gouvernement et de l’armée
Dès le lendemain, dans un communiqué fait par vidéo, le Procureur de la République, Mohamed Djounaid, nous prouvait que l’instruction de l’affaire ne se déroulerait pas normalement : Achmet Saïd Mohamed est déjà condamné avant même le procès. Le 11 janvier, soit deux jours après l’arrestation de l’opposant, le même Procureur, lisant un communiqué, disait que l’homme politique avait été arrêté et placé sous le régime de la garde à vue pour des affaires de terrorisme, c’est-à-dire pour 15 jours maximum. Théoriquement, c’est au Procureur d’ordonner toute arrestation et ensuite de suivre les interrogatoires, puis de décider de nommer ou non un juge d’instruction. Mais, il est évident que tout a été décidé au niveau de l’exécutif, et que les pouvoirs du judiciaire ont été ignorés. Mais, le Procureur, comme l’ensemble du corps des magistrats, assume de jouer un rôle subalterne depuis des années. L’armée ou les Services de Renseignements, agissant sous les ordres de l’exécutif, avaient procédé à l’arrestation d’Achmet Saïd Mohamed, l’avaient gardé et interrogé dans un camp militaire qui n’est pas répertorié comme étant une des prisons légales du pays. Même après le dépassement du délai de garde à vue, le Procureur Mohamed Djounaïd n’a pas été en mesure de faire appliquer les droits du prévenu.
Le 30 janvier, Mohamed Djounaïd s’est livré à un exercice peu habituel puisqu’il a ouvert au public le dossier qui est en cours d’instruction. Il a ainsi fait savoir que l’enquête préliminaire était terminée et qu’elle révèle qu’Achmet Saïd Mohamed avait d’abord reconnu avoir envisagé de bruler les bâtiments de la CENI et de la Cour Suprême. Ensuite, il aurait reconnu également avoir payé des jeunes pour déstabiliser le pays et provoquer un soulèvement populaire. Et enfin, il aurait planifié d’« attaquer » (c’est le terme qu’il utilise, mais qui ne correspond pas à ce qu’il dit par la suite) le camp militaire de Sangani, avec la complicité d’un sous-officier. Pour cette dernière affirmation, le Procureur a fini par montrer son manque de rigueur. Il parle d’attaque, il affirme peu après que le sous-officier avait prévu de mettre du poison ou une autre substance sur la nourriture « ou quelque chose comme ça ». Ce n’est pas très sérieux, s’il s’agit de citer ce que le prévenu a dit.
Un enregistrement compromettant ?
Après l’arrestation d’Achmet Saïd Mohamed, un audio avait été « balancé » sur Facebook. Sur cet audio, on pouvait entendre une voix qui est peut-être celle de l’opposant qui s’adressait à des interlocuteurs en leur disant qu’il fallait brûler les bâtiments de la CENI et de la Cour Suprême. L’audio a été sponsorisé sur Facebook pour atteindre un maximum de personnes. Pour quiconque est habitué aux méthodes du Renseignement comorien qui, souvent, avance dans les réseaux sociaux avec de gros sabots, il n’y avait aucun doute qu’il soit à l’origine de cette diffusion. Dans les affaires des interrogations du commandant Faissoil Abdousalam ou même du journaliste Toufé Maecha, ils n’ont pas hésité à balancer dans les réseaux les enregistrements des prisonniers qu’ils interrogeaient, sous la torture. En même temps que les enquêteurs du Renseignement, rattaché au ministère de l’Intérieur, cherchent à « casser » la personne pour obtenir qu’elle fasse des aveux, il diffuse dans les réseaux sociaux des éléments pour le détruire auprès de l’opinion publique. Si la première partie réussit toujours, la deuxième, hasardeuse, a toujours eu un effet inverse et n’a jamais conduit l’opinion à se retourner contre l’accusé. Sans doute, à cause de la nature du régime et du fait que les gens comprennent assez vite que des aveux obtenus sous l’effet de la torture pratiquée par l’armée comorienne (ces pratiques ont abouti, au moins à deux reprises, à la mort des personnes interrogées : le major Hakim Bapale en avril 2021 et le jeune Aymane Nordine en mars 2023) n’ont aucune valeur.
Que valent des aveux sous la torture ?
Mais, ce n’est malheureusement pas le cas pour le Procureur Mohamed Djounaïd qui a déjà jugé et condamné Achmet Saïd Mohamed, à partir d’éléments obtenus après vingt jours de tortures du prisonnier, isolé et enfermé dans le noir complet. Il est donc étonnant qu’un magistrat sérieux, qui sait pertinemment qu’il n’avait ouvert aucune enquête préalable à l’arrestation et la mise au secret d’Achmet Saïd Mohamed, vienne aujourd’hui nous dire, avec fierté, comme s’il avait accompli un exploit, qu’après vingt jours de tortures dans un camp militaire, Achmet Saïd Mohamed a tout avoué. Dans d’autres pays, les magistrats qui se respectent rejettent tout aveu obtenu hors du cadre légal et surtout sous la torture. Dans un pays où les magistrats se respectent et constituent un contre-pouvoir, Mohamed Djounaid aurait ordonné la destruction de tous les éléments obtenus sous la torture et aurait demandé une expertise de l’audio. Il ne se serait pas contenté de valider, avant la fin de l’instruction et avant tout jugement, un élément diffusé par le Renseignement, contrôlé par le ministère de l’Intérieur et le gouvernement. C’est ce qu’on appelle la séparation des pouvoirs dans une démocratie. Mohamed Djounaid ignore la séparation des pouvoirs et considère que le prévenu est déjà coupable rien qu’en lisant le dossier de quelques pages fournies par ceux qui ont torturé le prévenu.
De retour d’exil
Le 3 février, Me Djamal el-dine Bacar assistait son client dans son interrogatoire par le juge d’instruction. À la sortie de l’audition, il a loué le courage d’Achmet Saïd Mohamed : « C’est un homme », a-t-il déclaré. Puis, il a laissé entendre, sans vraiment le dire, qu’il ne fallait pas tenir compte d’aveux obtenus après vingt jours d’isolement, dans un « trou », sans lumière, sans nourriture, à subir des tortures. C’est le moins que l’on puisse dire. En réalité, l’affaire a été judiciairement gâchée par l’intervention du politique par l’intermédiaire du Renseignement qui a soustrait le suspect à la Justice et l’a gardé dans un camp militaire.
Achmet Saïd Mohamed était en exil depuis qu’il a dû fuir le pays précipitamment en 2019, pendant la vague d’arrestations des opposants, consécutives aux élections fraudées par Azali Assoumani. Il avait pu partir en France, où il avait obtenu l’asile politique. Il est revenu aux Comores à la fin de l’année 2023, après l’annonce par communiqué du ministère de l’Intérieur que tous les opposants pouvaient rentrer et participer aux élections. Il semble aussi qu’Achmet Saïd Mohamed avait obtenu une ordonnance de non-lieu avant de prendre le risque de rentrer dans un pays où il était poursuivi, y compris avec un mandat international. Pourtant, le Procureur se permet de parler de récidive, comme si l’opposant politique avait déjà été condamné.
MiB