L’Autorité nationale de Régulation des Technologies de l’Information et de la Communication (ANRTIC) a tenté au début du mois de décembre de revoir à la hausse les tarifs des télécommunications. Face au tollé soulevé par les consommateurs, elle a justifié une telle augmentation par les difficultés que connait l’opérateur historique et qui risquent de lui être fatales. On découvre aujourd’hui que l’ANRTIC, elle-même, est au bord du gouffre et que si une telle mesure ne pouvait à elle seule la sauver, elle lui aurait permis de sortir la tête de l’eau. En réalité, l’ANRTIC ne se battait ni pour les consommateurs, comme le prévoient ses statuts, ni pour l’opérateur historique, mais pour sa propre survie. Par Mahmoud Ibrahime
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Les nouveaux tarifs de télécommunication, décidés par l’ANRTIC pour aider Comores Telecom à se relever devaient entrer en vigueur le 1er décembre. L’association des Consommateurs des TIC (ACTIC) avait porté plainte et son président, Hamidou Mhoma (voir interview) rappelait que les consommateurs n’étaient pas là pour pallier aux erreurs de gestion d’une société d’État. Il ajoutait qu’il n’y avait aucun lien de causalité entre les déboires de Comores Telecom et les tarifs en baisse. L’ancien Directeur régional de Telma, Azhar Mo, renchérit dans un post sur son mur Facebook, en date du 5 décembre en rappelant qu’il a fait passer le prix de la puce de 2000 Kmf (4€) en 2016 à 500 Kmf (1€) en janvier 2018, alors que la puce restait jusqu’alors à 4000 Kmf (8€) chez Comores Télécom. Et il s’interroge : « Comment comprendre aujourd’hui que le régulateur et gendarme des Télécoms, ANRTIC veut imposer une hausse des tarifs pour un peuple qui vit avec moins de 1 € par jour ? ».
Augmenter les prix coûte que coûte
Pour la plainte de l’ACTIC, le juge s’est déclaré incompétent. Mais, alors que les consommateurs multipliaient leur colère contre l’ANRTIC et contre Comores Telecom en se préparant à payer plus cher l’internet, ils apprirent que le même juge avait accepté d’examiner la plainte d’un étudiant et qu’il avait décidé de suspendre les nouvelles grilles tarifaires que Comores Telecom s’apprêtaient à appliquer. On revenait au point de départ en ce qui concerne les tarifs, mais en termes d’image, l’ANRTIC et l’opérateur historique ont perdu beaucoup de plumes dans l’opération.
Certains avaient commencé à se demander ce que gagnait l’ANRTIC dans cet acharnement à vouloir absolument que les deux opérateurs augmentent leurs tarifs, contre les consommateurs et contre la concurrence et donc contre ses statuts. D’où venait cette entente de vue parfaite entre l’ANRTIC et Comores Telecom ?
Un document qui est parvenu à la direction de Masiwa confirme clairement que l’ANRTIC est au bord du gouffre financier et a sans doute tenté par cette opération de relèvement des prix d’augmenter également ses revenus sur le dos des consommateurs.
En effet, ce document et l’enquête que nous avons pu mener depuis deux semaines montre que le Directeur, Saïd Mouinou Ahamada, nommé en juin 2016, après la victoire d’Azali Assoumani aux présidentielles comoriennes, a conduit la société à la quasi-banqueroute. Pourtant, il a le soutien de plusieurs barons du régime et parmi les plus proches d’Azali, à commencer par Maoulana Charif, l’ancien Vice-président de l’Assemblée nationale. C’est un homme de la maison, il la connait bien et l’on pensait qu’avec le soutien du régime, il ne pouvait que faire de l’ANRTIC un fleuron avec le développement des télécommunications, surtout après l’ouverture à la concurrence et l’octroi d’une deuxième licence à la société Telco (Telma).
Au bord du gouffre
Si l’on en croit le témoignage d’un employé de l’ANRTIC, lorsque Saïd Mouinou devient directeur de l’ANRTIC, l’institution a un trésor de plus de 400 millions Kmf. Il a été décidé d’en consacrer 300 millions à la construction d’un nouveau siège et environ 120 millions Kmf au fonctionnement et notamment à une réserve pour payer les salaires pendant huit mois.
Aujourd’hui, la situation est catastrophique. L’institution est criblée de dettes, la construction de son siège est quasiment bloqué et le payement des salaires va devenir un problème majeur. À tel point que le Directeur a recours à des prêts que l’institution n’arrive plus à payer et s’endette de plus en plus.
Le document dont Masiwa a pu avoir connaissance et qui circule sous les manteaux au sein de l’ANRTIC s’intitule : « Projet de redressement provisoire de l’Anrtic. Diagnostic et proposition de solutions ». Il montre que sur la période octobre 2019-mars 2020, l’institution dispose de recettes qui s’élèvent à 304 500 000, soit 5 750 000 par mois. Dans la même période, elle a des charges de 557 000 000 dont 93 000 000 par mois, soit un déficit prévisible de plus de 250 000 000 Kmf sur la période. L’ANRTIC est très déficitaire et l’auteur du document prévient que l’ANRTIC « sera dans l’incapacité de faire face à l’excès de ses dettes mensuelles ».
Lorsqu’on regarde quelles sont les plus grosses charges qui provoquent ce déficit pendant cette période de six mois, on peut noter dans l’ordre : les salaires (204 millions), les impayés concernant la construction du siège (66 millions), un prêt auprès de la BFC (60 millions) et un découvert auprès de la même BFC qui coûte 54 millions.
Explosion de la masse salariale
Les salaires coûtent 31 millions par mois. C’est en réalité le poste qui accélère le plus le déficit, même si le rédacteur de la note essaie de le minimiser. D’ailleurs, c’est dans ce domaine qu’il propose des solutions, mais quand il décrit les causes du déficit, il se contente d’écrire en troisième position : « augmentation considérable des charges fixes, variables et mixtes » et il ajoute que « toutes les charges de l’ANRTIC ont eu à doubler : la masse salariale, le loyer, l’assurance maladie… » En réalité, quand on y regarde de plus près la masse salariale a fait plus que doubler. Avant la nomination de l’actuel Directeur, le coût des salaires était de 13 millions Kmf, il est aujourd’hui de 31 millions. La cause est sans doute le clientélisme d’après élection, une période où l’on embauche à tour de bras les « militants », sans appel d’offre et sans trop vérifier les besoins de l’institution ou les capacités des employés, cela d’autant plus que le nouveau Directeur est proche de plusieurs hommes du pouvoir. Il ne peut sans doute pas se dérober aux sollicitations des uns et des autres. Résultat : on passe d’une quarantaine d’employés en 2016 à une centaine aujourd’hui.
Sur le deuxième point du déficit, le remboursement d’un prêt (10 millions par mois à la BFC) pour la construction du siège, le citoyen a le droit de se demander où sont passés les 300 millions qui, à l’arrivée de Saïd Mouinou, étaient affectés à la construction de ce siège. Pourquoi y a-t-il besoin d’emprunter à la banque ? Pourquoi y a-t-il besoin d’avoir recours à d’autres prêts coûteux en 2019-2020 alors qu’en 2016 l’ANRTIC se portait bien et avait un trésor de 400 millions Kmf ?
La santé des opérateurs conditionne la santé de l’ANRTIC
Ce sont quelques-unes des questions que nous aurions voulu poser à la Direction. Malheureusement, le Directeur Saïd Mouinou était en déplacement et nous a fait savoir qu’il n’était pas en mesure de répondre à nos questions avant la semaine prochaine. L’autre service contacté n’a pas daigné répondre.
Quand on observe plus attentivement les données, on s’aperçoit que la majorité des recettes est composée de la taxe de régulation, c’est-à-dire 2% du Chiffre d’affaires annuel audité de chaque opérateur. Le rédacteur du document étudié ici place le retard de payement de cette taxe par Comores Telecom (elle-même en grandes difficultés financières) comme la cause principale du déficit important que connait l’ANRTIC. Il explique que les taxes de régulation que Comores Telecom devait payer en 2018 et 2019 sont échelonnées jusqu’en avril 2020.
On comprend ainsi, aisément qu’en rehaussant les prix des télécommunications pour les deux opérateurs, l’ANRTIC voulait du même coupgonfler leur chiffre d’affaires et donc augmenter ses propres revenus et espérer sortir du rouge. En quelque sorte, la santé de Comores Télécom est une condition importante de la santé de l’ANRTIC.
Le rédacteur du document parvenu à la direction de Masiwa propose quatre solutions, qui n’en sont réellement pour la plupart d’entre eux, pour limiter les dégâts en attendant le payement, en mars 2020, d’une probable taxe de régulation de 200 millions. Il demande de « suivre de près le remboursement des impayés de CT pour que les dates d’exigibilité ne soient pas dépassées », de « rediscuter si possible des modalités et délais de paiement de nos dettes (prêt, découvert IGR., Retraite, loyer … etc.) », de « retarder si possible les travaux de finition du siège », et enfin de « réduire chacun des postes « réductibles» du compte des charges (salaire, cotisation GAP) et limiter les dépenses diverses notamment les missions prises en charge par l’ANRTIC ».
« Le redressement de la masse salariale »
La dernière proposition est en fait la plus importante, celle qui est développée sur trois pages dans le document sous le titre « Redressement de la masse salariale », un titre poétique pour évoquer les possibilités de baisse de salaires (par divers moyens évoqués), mais aussi à terme, la réduction du personnel.
Il est plus que probable que la tentative d’augmentation des coûts des télécommunications soit une des solutions envisagées par la direction de l’ANRTIC, solution non prévue par le document de « redressement ». Mais, cette solution est contraire à la loi, car elle amène l’ANRTIC à sortir et même à aller à l’encontre de ses missions et objectifs qui sont entre autres de veiller à une saine concurrence et défendre les intérêts des consommateurs. Or, sa proposition d’augmenter les tarifs en entente entre elle et les deux opérateurs est une mesure destinée à tuer la concurrence, au détriment du consommateur. De plus, on a vu que l’objectif qui guide l’ANRTIC dans cette décision est sans doute de sauver ce qui reste à sauver de l’institution.
Le retour du Conseil d’Administration
L’échec de la tentative d’augmentation des coûts des communications oblige l’ANRTIC à trouver d’autres solutions. Ces solutions vont sans doute être examinées le samedi 28 décembre prochain en Conseil d’Administration (CA). Cela fait environ un an et demi que le CA n’avait pas été convoqué. Il n’a même pas été consulté avant la mise en place de prêts et de découverts auprès des banques. Le président du Conseil d’Administration, Abdourahim Saïd Bacar a convoqué les membres pour, entre autres, valider les provisions 2019 et 2020 et faire un bilan sur le premier semestre de l’année 2019. Espérons que le CA trouvera des solutions plus conformes aux intérêts du consommateur que la direction de l’ANRTIC.
Nous disions que l’ANRTIC connaît quasiment les mêmes problèmes de mauvaise gestion et d’embauches intempestives. En réalité, il en est de même pour quasiment toutes les sociétés ou les institutionsd’État. Il faut chercher les causes de leurs difficultés actuelles dans l’embauche de nombreux « militants politiques » dont on ne vérifie qu’à peine les compétences, sans mise en concurrence avec d’autres, dans la corruption, les marchés de gré à gré malgré la loi, les dépenses injustifiées et surtout ce sentiment que tout peut passer, qu’on peut tout faire à partir du moment où l’on connait un pilier du régime.
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