Ahmed Abdallah Mohamed Sambi, l’opposant principal du chef de l’état comorien, Azali Assoumani, devrait être jugé le 21 novembre prochain. Après avoir été arrêté pour trouble à l’ordre public, puis détenu et inculpé pour corruption et détournement, délits relevant de la Haute Cour de Justice pour un ancien président, il sera jugé avec d’autres opposants par une autre cour d’exception, la Cour de Sûreté de l’État, finalement pour haute trahison.
Par Mib
Depuis plusieurs jours un document circule dans les réseaux sociaux. Il est daté du 10 septembre 2022 et il est signé par le juge d’instruction Elamine Saïd Mohamed. Il est intitulé « Ordonnance aux fins de non-lieu partiel, de requalification et de renvoi devant la Cour de sûreté de l’État ». C’est le document qui met fin à l’instruction sur le Programme sur la Citoyenneté Économique (PCE). Plus de quatre années après l’emprisonnement illégal de l’ex-président comorien, le juge d’instruction Elamine Saïd a signé une ordonnance de renvoi devant la Cour de Sûreté de l’État de Mohamed Sambi, ainsi que de Mohamed Ali Soilihi (en soins en France) et Nourdine Bourhane, les anciens ministres et députés Bacar Dossar et Sidi Mhoumadi, et les hommes d’affaires arabes (jamais interrogés et absents) autour de Bashar Kiwan et Ahmed Jaroudi, ainsi que d’autres personnalités. Le procès devrait avoir lieu entre le 21 et le 23 novembre 2022.
Une instruction qui n’apporte rien de nouveau
L’ordonnance signée par le juge d’instruction fait 74 pages, mal rédigée, avec des approximations et des erreurs manifestes. Est-ce vraiment l’œuvre de cet ancien greffier, formé en tant que juge cadial et propulsé récemment juge d’instruction ? Dans tous les cas, la rédaction et le contenu de cette ordonnance montrent à quel point l’entourage du chef de l’État est pauvre en matière juridique, car l’instruction de cette affaire est pilotée depuis longtemps à partir de Beit-Salam.
En réalité, presque rien de nouveau n’apparait quatre ans après la remise au chef de l’État du rapport parlementaire par le député Dhoihir Dhoulkamal et l’emprisonnement de l’ancien président. Pourtant, le juge d’instruction n’hésite pas à se livrer à une tentative de falsification de l’histoire en affirmant : « La commission parlementaire chargée de l’enquête a publié un rapport de synthèse en décembre 2017 qui a été transmis par voie les ordinaires habituelles aux autorités ministérielles concernées pour suite à donner » (sic). Le rapport n’a en réalité jamais été publié, il a été fuité par un fonctionnaire de l’Assemblée nationale et est parvenue indirectement à certains d’entre nous. Ce rapport a été transmis officiellement, non pas au ministre de la Justice, mais au président Azali, non pas par la commission d’enquête, mais sur l’initiative d’un seul député, Dhoihir Dhoulkamal, dont on disait à l’époque qu’il avait signé un pacte avec le gouvernement. Il a alors été intégré dans des missions gouvernementales à l’extérieur avant de devenir ministre des Affaires étrangères, malgré la saisie du procureur en vue de l’ouverture d’une enquête judiciaire à son encontre à l’île de la Réunion pour avoir arnaqué la Caisse d’Allocations familiales et la Sécurité sociale. Après la remise de ce rapport à Azali, trois députés de la commission sur les cinq lui ont envoyé un courrier pour lui signaler que ce rapport était un faux, n’ayant pas été validé ni par la commission ni par l’Assemblée de l’Union.
Une forfaiture à l’Assemblée
L’ordonnance reprend les conclusions de ce rapport. La base de l’accusation est la prise en compte d’une loi qui n’a jamais été votée, celle qui a permis au gouvernement de lancer le PCE. Ce fait est reproché au député Sidi Mhoumadi, en tant que Vice-Président qui a mené l’opération qui était contraire au règlement intérieur de l’Assemblée, mais à aucun autre de la dizaine de députés qui ont « voté » le texte en dehors des séances officielles de l’Assemblée. Le Secrétaire général du Gouvernement de l’époque, Nourdine Bourhane et président Sambi qui a promulgué une loi non votée sont aussi mis en cause.
Il est également reproché au président Sambi d’avoir confié la gestion des fonds du programme à Bashar Kiwan et d’avoir obtenu une grosse somme de la part d’un Émirat après la promulgation de la « loi ».
C’est aussi le rapport parlementaire qui avait montré que des réseaux parallèles avaient des autorisations pour produire des passeports ou des cartes d’identité à volonté. Le rapport parlementaire avait évoqué le cas du Chef des services de renseignement, Abou Achirafi et celui du fils du président Sambi.
L’ordonnance signée par le juge Elamine fait aussi état de manques à gagner inexplicables, de l’argent annoncé, devant arriver dans les caisses de l’État et qui ne se retrouve nulle part (plus de 43 milliards selon le rapport parlementaire).
Et enfin, tous les projets mirifiques annoncés qui étaient la justification du PCE et qui n’ont jamais été réalisés.
Le flou demeure
Mais, au final, l’ordonnance qui clôt l’instruction renferme de nombreuses suppositions et très peu de faits irréfutables. Avaient-ils les moyens financiers et techniques de mener une vraie enquête sur une affaire de corruption financière ? On peut en douter quand on voit qu’il se contente la plupart du temps de reprendre le rapport parlementaire. Mais, un rapport parlementaire n’est pas une enquête policière ou judiciaire, il ne peut pas justifier des inculpations. Chaque élément évoqué par les parlementaires devait être vérifié et alimenté par des faits irréfutables. Nous en sommes loin. Un exemple ? Le juge d’instruction reprend l’idée que des comptes ont été ouverts dans des paradis fiscaux. Il liste un certain nombre de sociétés. Soit. Mais, quand ont été créées ces sociétés ? Quels sont les documents obtenus par la justice qui montrent le lien entre ces sociétés et les inculpés ? Nous restons dans le vague, dans un brouillard entretenu et qui, à coup sûr, permettra de condamner des adversaires politiques à plusieurs années d’emprisonnement, sans possibilité de faire appel.
Il est de plus évident que l’ordonnance du juge a ajouté un certain nombre d’incohérences. Il est difficile de comprendre que le président Ikililou, successeur du président Sambi soit finalement écarté du jugement, alors qu’il a produit et vendu presque deux fois plus de passeports. Sous Sambi, il eut 17 920 passeports imprimés et sous Ikililou 29 663.
La disparition du président Ikililou et d’Abou Achirafi
Dans l’ordonnance, le juge semble avoir oublié qu’Ikililou Dhoinine a été retiré de la liste des inculpés et il cumule les faits qui devraient conduire à son inculpation. Ainsi, on peut lire que « l’exécution du dossier du Programme de Citoyenneté Économique (P.C.E.) s’est poursuivie avec son successeur à la tête du pays en l’occurrence Monsieur Ikililou Dhoinine ». S’il y a « continuation », pourquoi le président Ikililou Dhoinine n’est-il pas poursuivi comme le président Sambi ?
On peut également lire pages 10-11, qu’à partir de la prise de fonction d’Ikililou Dhoinine, un accord de livraison de passeports est signé pour 2011-2013 et que pendant cette période Ikililou Dhoinine signe 10 décrets de vente de 20 111 passeports « au lieu des 5000 prévus dans l’Accord ». L’ordonnance ajoute qu’après 2013, 17 autres décrets ont été signés par le président Ikililou sans aucune base légale. Quelles négociations politiques ont abouti à ce retrait du président Ikililou de la liste des soupçonnés, alors qu’il était interdit de sortie de Mwali ? S’il n’a pas suivi la loi, pourquoi Ikililou Dhoinine est-il préservé par la Justice ? Est-ce la conséquence ou la cause directe du retour de Hamada Madi Boléro auprès d’Azali ? Car il faut rappeler que Hamada Madi a été le Directeur de cabinet du président Ikililou de 2012 à 2014, avant de devenir son conseiller spécial jusqu’en 2016. Il ne pouvait pas ignorer les opérations illégales existant sur cette affaire de la Citoyenneté. Sauf à faire comme Bacar Dossar et jouer à l’ingénu : celui qui n’a rien vu, rien su et qui signait des documents sans les comprendre.
À la page 25, le juge Elamine Saïd Mohamed nous laisse comprendre qu’un des motifs de l’inculpation de Sambi est le fait que du 13 janvier 2011, date de la validation de l’élection du président Ikililou Dhoinine et le 26 mai 2011, il a continué à signer des décrets dans le cadre du Programme de la Citoyenneté économique, « alors que pendant cette période la morale républicaine l’obligeait à se limiter à l’expédition des affaires courantes. » Mais, depuis quand, « la morale républicaine » est devenue une source du droit comorien permettant d’inculper quelqu’un ?
Au niveau des services de police, c’est l’inverse qui se passe : Abou Achiraf, ancien chef des services de Renseignements, qui a une réputation sulfureuse, qui est soupçonné par l’opinion publique et par le rapport parlementaire d’avoir produit des passeports hors du cadre légal, qui a déjà été détenu pour cela, n’est plus inculpé. Mais, Hair El Karim Hilali Said, son successeur qui a plutôt la réputation d’être un honnête fonctionnaire, qui a mis en cause les pratiques de son prédécesseur, qui après avoir découvert à Dubaï le danger de ces productions hors circuit légal a essayé d’y mettre de la transparence pour protéger son pays, comme il le rapporte lui-même au juge, a été inculpé. La différence entre les deux est qu’Abou Achirafi est entré en politique au bon moment en devenant un député de la CRC (parti du président Azali dans la précédente mandature). Heureusement, le juge finit par reconnaître qu’il n’y avait pas suffisamment de charges pour poursuivre Hair El Karim.
Les acrobaties de la Justice comorienne
Après l’énonciation des reproches, le juge d’instruction devait déterminer vers quelles Cours devaient être jugés tous ces gens, et particulièrement l’ancien chef de l’État. On pouvait penser qu’en quatre ans d’instruction, la Justice comorienne a eu le temps de réfléchir et de trancher sur cette question. Mais, les acrobaties juridiques du juge d’instruction nous montrent le contraire.
Le juge part du constat que la Constitution de 2001 (en vigueur à l’époque des faits) prévoit que le président ne peut être jugé par la Haute Cour qu’en cas de haute trahison. Il faut donc transformer les accusations de détournement et de corruption en « haute trahison ». C’est difficile certes, mais pour des magistrats qui se donnent pour impératif de respecter la loi. Pour le juge d’instruction comorien, rien n’est impossible : il suffit de revêtir les habits du législateur, quitter l’habit du magistrat et revêtir celui du constitutionnaliste ou député. Dans son article 30, la Constitution de 2001 « n’ayant défini ni la haute trahison, ni fixé les peines, ni prévu la procédure, il convient à se faire une construction juridique de cette notion de haute trahison » (sic). Autrement dit puisque les Constitutionnalistes n’ont pas posé les règles (en réalité l’article 30 renvoyait les règles à une loi organique qui n’a jamais été votée) et que les députés n’ont pas fait le boulot, moi, juge d’instruction je vais faire la loi. Et il cite une définition particulière de ce qu’est la haute trahison, sans jamais préciser sa source : « il y a haute trahison lorsque le président ou le chef de l’État ainsi que les vice-présidents ont accompli des actes ou un comportement portant atteinte à la dignité de leurs fonctions ». Les faits reprochés au président Sambi portant atteinte à l’image de sa fonction, on peut donc le renvoyer vers la Haute Cour, dit Elamine Saïd Mohamed.
« Courou Courou »
Partant de là, et alors qu’il ne met pas en cause le président Ikililou Dhoinine, le juge d’instruction considère que Mohamed Ali Soilihi et Nourdine Bourhane ayant été ses Vice-Présidents pendant des actes de corruption et de détournements, ils doivent aussi passer par la Haute Cour.
Mais, l’imagination et l’innovation du juge d’instruction ne s’arrêtent pas là. La Haute Cour n’a jamais été mise en place (elle est aussi prévue dans le cadre de la Constitution de 2018). Il se lance donc dans un syllogisme digne des sophistes de la Grèce antique : « attendu cependant que cette haute cour de justice est incontestablement une juridiction d’exception (…) Attendu que la Cour de Sûreté est une juridiction d’exception qui est déjà mise en place », il suffit de remplacer l’une par l’autre. « Courou Courou » (toutes les cours se valent), disait le président Azali lorsqu’il a suspendu par simple décret la Cour Constitutionnelle pour transférer ses prérogatives à la Cour Suprême dont il avait nommé tous les membres. Le gouvernement voulait amener l’ancien président Sambi à la Cour de Sûreté (dont tous les membres sont aussi nommés par le chef de l’État) pour ne lui offrir aucune porte de sortie. Il y est parvenu, mais le fil est trop gros. Et l’on peut affirmer sans trop de risque de se tromper que ce n’est pas ce nouveau magistrat, ancien greffier qui a imaginé autant d’entorses à la loi et aux procédures judiciaires. Le dossier a été confié aux plus expérimentés des manœuvriers du droit dont l’ombre plane à Beit-Salam depuis le tournant autocratique.
En lisant l’ordonnance, on est d’abord surpris par la légèreté de la forme, les billevesées, les erreurs de rédaction, à tel point que l’on finit par se demander s’il s’agit d’un document officiel, qui normalement est relu et corrigé par plusieurs personnes ou d’un faux. En réalité, ce document est à l’image de la Justice comorienne actuelle, brouillonne, peu encline à respecter des règles, à commencer par les procédures.
Dans ce procès qui s’ouvre le 21 novembre prochain, les vices de procédures sont si nombreux que dans n’importe quel pays démocratique, Sambi et les autres inculpés n’auraient pu être jugés. À commencer par le fait que n’importe quel magistrat qui connait son métier et qui le respecte n’aurait jamais accepté de juger une affaire qui était instruite pour corruption et qui est transformé par l’exécutif en affaire de trahison jugée par la Cour de Sûreté dont tous les membres sont désignés par l’adversaire du principal accusé qui a montré durant quatre ans qu’il ne craint qu’une seule chose le retour de ce dernier dans la politique.
ERREURS DANS L’ORDONNANCE
Il y a de nombreuses erreurs présentes dans cette ordonnance de renvoi rendue publique par on ne sait quelle autorité. Ces erreurs laissent supposer qu’elle n’aurait pas été relue et corrigée par plusieurs personnes avant d’être rendue publique. On peut par exemple s’étonner du fait qu’on affiche les adresses et numéros de téléphone des personnes inculpées sur un tel document, ce qui peut exposer certains à des désagréments. Mais, on peut également s’étonner qu’un juge d’instruction ou même toute l’administration judiciaire qui s’occupe de cette affaire depuis plus de quatre ans n’aient pas appris qu’Anbdou Satar Mohamed Sambi, annoncé pourtant comme étant en fuite n’habite plus dans l’appartement de fonction de l’Ambassadeur des Comores à Paris. Mais, si l’on s’arrête aux erreurs qui peuvent influer sur le jugement, on peut remarquer qu’un inculpé, Ali Kazma, présent sur la liste des inculpés à la page 3 et sous le numéro 13, cités avec les motifs de son inculpation pages 55 et 56 disparaît à la fin de l’ordonnance. Aucune décision n’est prise à son encontre par le juge d’instruction. À l’inverse, un mystérieux inculpé du nom de Majd Suleiman, actionnaire de la société de Bashar Kiwan, CGH, apparait au milieu de l’ordonnance, désigné comme inculpé, mais ne figurait pas sur la liste des inculpés placée au début du document. Cette personne disparait aussi à la fin de l’ordonnance puisque le juge ne prend aucune décision à son égard. MiB