Pendant trois ans, la population d’Anjouan a traversé une période de pénurie aiguë de riz, un produit de base incontournable pour l’île. Cette situation, vécue comme une crise alimentaire, a plongé de nombreuses familles dans la précarité, jusqu’à ce que certains aient recours à des solutions extrêmes pour se nourrir. Pourtant, ce samedi 9 novembre 2024, l’île fait face à un retournement de situation spectaculaire : le riz est désormais disponible en abondance, au point que certains se demandent si cela marque la fin d’un calvaire ou le début d’un renouveau économique.
Par Mouayad Ahmed, Correspondant à Anjouan
Doukabé et Nardas : les gagnants de la réforme
Les magasins Doukabé et Nardas, bien connus pour leur domination dans le commerce de gros, apparaissent comme les principaux bénéficiaires de cette libéralisation. Avec des capacités logistiques supérieures à celles de nombreux petits commerçants de l’île, ces deux géants ont su tirer parti de l’ouverture du marché pour inonder leurs entrepôts de cargaisons de riz. Leurs connexions avec les réseaux d’importation et leur expérience en négociation de contrats internationaux leur donnent une longueur d’avance dans ce marché désormais ultra-compétitif.
Ces entreprises ne se contentent pas de répondre à la demande locale : elles envisagent également de redistribuer leur stock excédentaire vers les autres îles des Comores. En effet, avec l’afflux massif de riz à Anjouan, les entrepôts débordent, et les grossistes se retrouvent face au risque de voir leurs produits se détériorer faute d’un écoulement rapide. Cette situation pousse certains, comme le commerçant Chahassui Alilfata d’Ouani, à expédier leurs cargaisons vers Mohéli et Ngazidja, où la demande reste forte et où les prix pourraient offrir une marge plus intéressante.
Une offre débordante grâce à la Libéralisation du Marché
La transformation de la situation est en grande partie due à la libéralisation du marché. Autrefois, l’importation du riz était sous le monopole de l’Office National d’Importation et de Commercialisation du Riz (ONICOR), la société d’État chargée de garantir l’approvisionnement. Incapable de répondre aux besoins de la population, ONICOR a laissé place, grâce à une décision gouvernementale, à des importateurs privés locaux, permettant ainsi aux commerçants anjouanais d’intervenir directement sur le marché. Le ministre de l’Économie et le président de l’Union des chambres de commerce ont donné leur feu vert à cette mesure, ouvrant ainsi la porte à une arrivée massive de riz sur l’île.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les commerçants d’Anjouan viennent de commander 12 000 tonnes supplémentaires de riz, un approvisionnement qui devrait, selon eux, couvrir les besoins de l’île pour les mois à venir. Dans les rues d’Anjouan, les étals regorgent désormais de sacs de riz de toutes les qualités, une image contrastant avec les rayons vides qui, encore récemment, témoignaient de la crise.
Une abondance qui ne fait pas l’unanimité
Cependant, si l’abondance de riz est accueillie avec soulagement, elle n’efface pas toutes les inquiétudes. Les habitants expriment des réserves, notamment en ce qui concerne les prix. Farcia, une habitante d’Ouani, témoigne de la hausse des prix malgré la concurrence accrue entre importateurs : « Certes, le riz est là, mais les prix restent élevés. Avant, on pouvait acheter un sac de 25 kg à 7 000 francs. Aujourd’hui, il faut compter entre 11 000 et 11 500 francs. »
Un soulagement pour ONICOR
Pour ONICOR, cette nouvelle politique est un soulagement. La société a longtemps peiné à fournir des quantités suffisantes, en partie en raison de mauvaises gestions passées. Sous l’administration de Miroidi Abdou Idarouss, ONICOR avait sombré dans une inefficacité chronique. Avec l’arrivée de l’actuel directeur, Aby Moussa, la société semble avoir trouvé une direction plus compétente et une stabilité qui lui faisait défaut. Certains voient dans ce changement de direction la preuve que les postes de responsabilité doivent être confiés à des individus compétents, indépendamment des affiliations politiques.
Une Bouffée d’oxygène pour les Anjouanais
Pour beaucoup d’Anjouanais, le retour du riz sur les marchés représente bien plus qu’un simple approvisionnement en denrées alimentaires : c’est une véritable bouffée d’oxygène. Nazihati, de la ville d’Ouani, évoque avec émotion les conditions extrêmes dans lesquelles certains se trouvaient il y a peu. « Beaucoup étaient contraints d’aller dans les décharges pour récupérer du riz avarié, juste pour survivre », dit-elle. Aujourd’hui, la disponibilité du riz offre une sécurité alimentaire que la population redoutait d’avoir perdue.
La fin d’un Calvaire
La question demeure : cette nouvelle ère d’abondance est-elle durable, ou s’agit-il d’une embellie passagère ? La libéralisation du marché permettra-t-elle de stabiliser durablement les prix, ou restera-t-elle limitée par les coûts d’importation et les fluctuations économiques globales ? Le temps nous dira si cette mesure aura un impact positif sur le pouvoir d’achat et le bien-être de la population.
Ce qui est certain, c’est que l’État et les acteurs privés devront œuvrer ensemble pour pérenniser cette dynamique. L’exemple d’ONICOR montre que l’État peut, sous une gestion éclairée, jouer un rôle clé. Si cette crise de trois ans a bien révélé une chose, c’est que l’accès aux biens de première nécessité est une priorité qui transcende les rivalités économiques et politiques.
La population d’Anjouan peut-elle enfin sourire, en sachant que le riz est là pour rester ? Les habitants restent prudents, mais optimistes, espérant que cette abondance soit le prélude à une ère de stabilité et de croissance économique.
Un retour à la collaboration avec l’État
Au-delà des aspects purement économiques, cette libéralisation du riz a également marqué un rapprochement entre les commerçants et les autorités politiques. Après des années de tensions, le fait de travailler de concert avec le gouvernement pour approvisionner l’île en riz est vu par certains comme une preuve que la survie du peuple reste une priorité absolue. Pour d’autres, cela montre que des solutions collectives sont possibles lorsque l’intérêt général est en jeu.
Cependant, cette collaboration soulève aussi des questions sur la pérennité de l’intervention étatique. Les commerçants se demandent si l’État continuera de jouer un rôle actif dans la gestion de ce secteur ou s’il laissera entièrement place à la concurrence. Ces interrogations sont d’autant plus importantes que de nouvelles cargaisons sont attendues dans les jours à venir au port de Mutsamudu, promettant de maintenir le riz à « gogo », mais augmentant aussi les risques d’une gestion désordonnée.