Il est de coutume et souhaitable que les familles royales de Ngazidja en particulier et des Comores en général, pendant la période des sultans, se marient entre elles, pour préserver leur rang princier.
Par Said Omar Said Athoumani
La princesse Moina Anziza, fille de la princesse Moina Wetru, elle-même fille ainée du sultan Ahmed Mwigni M’kou et du prince anjouanais Said Hamza ben sultan Abdallah 1er, se trouvait au cœur d’un projet de mariage initié par son grand-père, le sultan Ntibe de Ngazidja. Ce projet entrait dans un vaste plan de paix lancé quelques années auparavant par Mwigni M’kou pour instaurer la paix entre ses enfants en leur promettant que chacun régnera durant un an et avec le clan adverse, l’Inya Fwambaya, en mariant le jeune sultan Msafumu d’Itsandra ans à sa petite-fille.
L’explorateur allemand Otto Kresten qui rencontra Msafumu en 1864 à Itsandra, lui donne l’âge de 27 ans et mentionne ce projet de mariage en écrivant que la paix commence à s’installer entre le sultanat de Bambao et celui d’Itsandra « puisque Msafumu et son voisin de Moroni, Mwigni M’kou, un homme respecté de tous, sont des amis et, pendant mon séjour, furent sur le point de nouer une alliance par mariage » (« Un explorateur allemand en 1864 à Ngazidja, Otto Kersten », Études Océan Idien, n°53-54, 2018).
Un sultan anjouanais exilé à Ngazidja
On ne sait pas exactement quand la princesse a vu le jour au Djoumbe Msirintsini à Moroni, mais qu’importe l’année de sa naissance, son histoire liée aux deux guerres a mobilisé les quatre îles avec la première intervention française à Ngazidja en faveur de son grand-père, Mwigni M’kou.
Le père de Moina Anziza, le prince Said Hamza fut le Grand vizir de jeune sultan d’Anjouan Allaoui II dit Allaoui M’titi de 1836 jusqu’à 1840, année où le sultan Salim, son oncle, le chassa du pouvoir. Said Hamza se trouva en exil par conséquent en voyageant successivement au Mozambique deux fois, en Inde, à l’île Maurice avant de s’installer à Ngazidja définitivement en 1846 après avoir perdu son navire et ses biens au Mozambique (« Les mémoires de Said Hamza el Masela », Jean Martin, Études Océan Indien, n° 1, page 110). C’est dans cette situation d’exil que Saïd Hamza épousa Mwana Wetru fille ainée de Mwigni M’kou avec la princesse Moina Hadidja binti sultan Cheikh Salim et devint auprès de son beau-père celui qui négocia avec les Français des relations commerciales.
Mwigni M’kou en faisant de Said Hamza à la fois son gendre et son négociant auprès des Français, fut à ce moment le prince anjouanais le plus impliqué sur la scène politique de l’archipel (le premier concerné par le conflit opposant sultan Allaoui II et sultan Salim, la cession de Mayotte à la France, fugitif aux yeux des Anglais de l’île Maurice et un protégé des Français) venait de s’offrir la possibilité de mieux cerner les rivalités de deux puissances européennes dans l’Océan Indien. Cela nous permet de faire le lien avec le fait qu’en mars 1849 sultan Ahmed Mwigni M’kou n’hésitait pas à envoyer à l’île Maurice son fils Mohamed Ben Sultan et son autre gendre, prince anjouanais pour se plaindre des visées des Français et solliciter en même temps un protectorat britannique pour Ngazidja (Jean Martin, tome 1, page 367).
Cela est d’autant plus étonnant qu’on sait que les relations commerciales entre les autorités françaises de Mayotte et Mwigni M’kou ont véritablement commencé en janvier 1848, un an avant cette proposition de protectorat aux autorités britanniques de l’île Maurice. Dans cette année de 1849, Fumbavu continuait avec sa politique très hostile aux puissances européennes et aucune influence étrangère ne s’exerçait sur lui contrairement à Mwigni M’kou. C’est une période très chargée, surtout qu’il faut rajouter à cela la fin de la grande guerre (Nkodo Nkuwu) en 1852 opposant Mwigni M’kou et le sultan d’Itsandra Fumbavu demi-frère de Msafumu.
Une stratégie matrimoniale au service de la paix à Ngazidja
C’est dans ce contexte de rivalités franco-anglo-zanzibarites dans l’archipel, après la guerre contre l’inya Fwambaya, que le sultan Ahmed Mwigni M’kou envisagea de mettre fin aux conflits intérieurs de l’île de Ngazidja. Il commença, nous dit Said Bakar dans « la chronique de Ngazidja », par proposer à ses fils un règne tournant d’une durée d’un an pour chacun et le partage des terres destinées à l’agriculture pour ses filles (Chamanga, Chaudenson et Gueunier, 1979, T.1, page 650).
Et pour instaurer une paix durable avec l’Inya Fwambaya, Mwigni M’kou entreprit un mariage de l’une de ses petites-filles Moina Anziza binti Said Hamza ben sultan Abdallah 1er.
La princesse n’a pas pu naître avant 1847. Puisque le mariage de ses parents a eu lieu en 1846 et comme elle est l’enfant ainée du couple, si elle est née en 1847, elle avait alors 13 ans lors de son mariage avec Msafumu. Moina Anziza n’avait peut-être pas atteint la maturité pour comprendre les raisons qui ont poussé une grande partie de sa famille et du sultanat de Bambao à s’opposer à son mariage avec Msafumu. De même qu’elle ne devait pas comprendre non plus, pourquoi son grand-père Mwigni M’kou utilisait son mariage avec Msafumu comme un moyen pour instaurer durablement la paix au moins dans l’intention, entre l’Inya Matswa Pirusa et l’Inya Fwambaya.
Tout semble montrer que son grand-père était convaincu que le mariage n’était pas un gage de paix à 100%, mais au moins, une stratégie purement politique pour unir deux familles, deux parties.
Mwigni M’kou semble avoir de l’expérience sur cet aspect. Il avait toujours privilégié cette option de mariage notamment son premier mariage avec une princesse anjouanaise sœur de sultan Abdallah II et Salim II ben sultan Allaoui 1er qui lui a permis de bénéficier de temps en temps des appuis des soldats des sultans d’Anjouan contre l’Inya Fwambaya.
Son mariage avec sa cousine directe Moina Hadidja, qui lui donna neuf enfants, lui a offert une situation particulière, selon l’idéologie de la monarchie de Ngazidja, par laquelle ses propres enfants pouvaient lui succéder dans le propre sultanat de Bambao. Ses mariages avec Mzade Mbadjini (mère de Djoumbe Hadidja et sultan Hachim) et Msingani binti Boina (mère de sultan Abdallah) entrent dans cette logique et permettent à Mwigni M’kou de placer le Mbadjini et le Mbude sous son influence. Cela montre clairement que ce projet de mariage entre Msafumu et Moina Anziza n’est que la continuité d’une stratégie déjà expérimentée par le grand-père de Moina Anziza.
La révolte à la Cour du sultanat de Bambao suivie par la destitution de Mwigni M’kou et la prise du pouvoir par son fils Mohamed Ben Sultan, oncle de Moina Anziza, montre que celui-ci et les gens de Bambao voyaient dans ce projet de mariage un autre scénario, autre que la paix. Un scénario illustré plus ou moins par les propos des « Douze Hamadi » d’Ikoni : « … nous vivants, Msafumu ne foulera pas les marches du palais de Djoumbe Msirintsini » (Damir Ben Ali et alii, Traditions d’une lignée royale aux Comores, p. 77, 1985).
Mohamed Ben Sultan et les gens de Bambao qui étaient contre ce mariage ne souhaitaient pas voir un jour un fils de Msafumu issu de ce couple et qui aurait légitimement le droit d’hériter du trône de Bambao, grâce à sa mère y accéder.
Nous sommes au mois de décembre 1864 et la guerre est inévitable et dans cette situation exceptionnelle, le grand-père bénéficia de l’apport des troupes du futur époux de sa petite fille. Mwigni M’kou fut soutenu aussi par ceux de son fils Hachim en provenance de Mbadjini ainsi que la première intervention militaire française à Ngazidja, sous l’autorisation du colonel Colomb. Il attaque son fils à Moroni.
Les trois sultans alliés, appuyés par un bâtiment français en provenance de Mayotte, réussit à repousser les troupes commandées par Mohamed Ben Sultan qui s’enfuit pour Zanzibar auprès du sultan de Zanzibar Saïd Madjid. Ce n’est qu’en 1867 que le sultan de Zanzibabr a pu réconcilier Mwigni M’kou avec son fils.
Msafumu, entre les deux clans régnant
Le jeune sultan d’Itsandra Msafumu épousa au final la princesse Moina Anziza et se heurta en même temps, malgré la paix retrouvée, l’attitude des princes de l’Inya Matswa Pirusa qui « avaient même souhaité qu’il [Msafumu] fût tenu à l’écart de la fête organisée, selon la coutume, en signe de réconciliation après la conclusion de paix » (Jean Martin, tome 1, page 377).
Cette hostilité des princes de l’Inya Matswa Pirusa à l’égard de sultan Msafumu, qui l’avait profondément touché, ne fut pas étalée dans le temps. Après la mort de Mwigni M’kou, voire même un peu avant, pendant que Msafumu avait le titre de Ntibe de Ngazidja, une fonction qui lui donnait le droit de destituer tout sultan des sept sultanats de Ngazidja et de le « remplacer par un autre appartenant au même lignage légitime dans la même principauté », ces princes Inya Matswa Pirusa ont régné à tour de rôle sous l’autorité de Msafumu, au moins de 1875 jusqu’en 1880, année où Said Ali et sultan Hachim ont mené une guerre contre le sultan Ntibe Msafumu.
L’origine de cette guerre remonte en 1878. Saïd Ali venait de rentrer à Ngazidja. L’assemblée de Bedja de Bambao voit une occasion de faire la guerre à Msafumu, en apportant leur soutien à Saïd Ali pour conquérir le pouvoir par la force si Msafumu refuse de le faire régner dans le Bambao en détrônant son beau-frère sultan Abdallah ben Said Hamza.
Les gens du Bambao et les gens d’Itsandra, avec le consentement de Msafumu, trouvèrent un arrangement pour détrôner sultan Abdallah. Cette nouvelle n’est pas bien accueillie par sa sœur, la princesse Moina Anziza, épouse de Msafumu.
La princesse va se trouver pour la deuxième fois au cœur de la veille d’une nouvelle guerre opposant l’inya Matswa Pirusa et l’Inya Fwambaya. La particularité est que cette fois-ci, c’est sa propre décision qui va peser très lourdement sur la décision de son mari Ntibe de Ngazidja : « Msafumu, qui apparemment subit souvent l’influence de ses épouses, tergiverse et, malgré la pression de toute la cour de l’Itsandra, n’ose pas prendre une décision définitive » (Damir Ben Ali et alii, Traditions d’une lignée royale aux Comores, p. 83, 1985).
Une situation qui n’est pas sans rappeler la guerre de Mbude en 1867, qui a rompu l’amitié du grand-père de Moina Anziza, Mwigni M’kou et Msafumu. Par d’incessantes pressions, Fahamwe Athoumani avait sollicité son mari Msafumu ben Fe Fumu de retirer à Mshami Madjidi le titre de Mrumwa Itsandra (Ambassadeur d’Itsandra) pour lui donner à son frère Bwantamu Athoumani. Pour donner satisfaction à sa femme, Msafumu s’exécuta, ce qui finit par la guerre de Mbude et la fin de l’amitié entre Msafumu et Sultan Ahmed.
Sans l’opposition de sa femme, Moina Anziza, qui a refusé que ce soit son mari « qui pousse Sultan Abdallah dans le trou. » (Damir ben Ali, Msafumu, page 101, 2016, L’Harmattan), Msafumu serait rassemblement passé à l’acte pour installer Saïd Ali au pouvoir de Bambao.
La guerre contre Msafumu
Et quand les Bedjas d’Itsandra se mobilisèrent en adoptant une position radicale pour éviter une guerre contre Saïd Ali et ses alliées, dont sultan Hachim et la station navale de Mayotte, c’était déjà trop tard. Saïd Ali a dû attendre deux ans le retour du pèlerinage de son oncle Hachim dans le Mbadjini. En avril 1880, Saïd Ali et Hachim attaquent Msafumu. Il est vaincu et assiégé dans sa résidence dans le Mbwanku. Mais, il réussit à revenir en force en bénéficiant des soutiens allant jusqu’à Zanzibar et il assiège Moroni.
Cette réaction ouvre la voie à une nouvelle et plus grande guerre à Tsidjé en octobre 1882. Elle a mobilisé les sept Ngazidja, les quatre îles de l’archipel. Msafumu a été soutenu aussi par le sultan de Zanzibar derrière lequel il avait l’appui de l’Angleterre. Saïd Ali bénéficiait de son côté comme appui hors de l’île, de soldats en provenance d’Anjouan et de Mwali ainsi que l’aide de la station navale française de Mayotte. Fin janvier 1883, Msafumu est vaincu puis capturé. Après huit jours d’emprisonnement à Moroni, Msafumu est mort mystérieusement dans sa prison le 7 février 1883.
Sa femme Moina Anziza, qui n’avait pas le droit de voir son mari emprisonné au Bayidi, pas loin de son palais, pleurait pour cette situation inattendue pour elle. Le sultan Hachim la consola avec des termes qui résument les règles de la guerre selon la tradition : « cesse de pleurer […] Il n’existe pas de guerre qui ne vous apporte à la fois la victoire et la souffrance. Vous gagnez toutes les guerres et vous les perdez toutes en même temps » (Damir Ben Ali, Msafumu, p. 174, 2016).
L’historiographie sur l’origine de ces deux guerres par rapport à la personnalité de la princesse Moina Anziza ne peut pas valider certaine conclusion qui laissent penser que ce fut l’opposition de Moina Anziza à la décision de son mari qui est la cause de sa mort. Une telle réflexion n’est pas pertinente si on aborde cette histoire avec l’aspect idéologique de la réalité de la monarchie de Ngazidja et la complexité de l’histoire elle-même.
On peut remarquer que cette idéologie sur laquelle sont fondés les 7 sultanats de Ngazidja (« Ngazidja Nfukare ») a été bafouée par de nouvelles règles introduites par Saïd Ali, notamment sur la façon de faire la guerre. Un point de vue qui rejoint ce que souligne Damir Benali sur la méconnaissance dont a fait preuve Said Ali sur les traditions : « ce qui arrive à Msafumu dans sa prison, aucun roi de Ngazidja ne l’a jamais connu (subi). Mais Saïd Ali est un étranger aux us et coutumes » (Damir Ben Ali, Msafumu, p. 177, 2016).