Aujourd’hui basé à Nairobi au Kenya, Mohamed Said Ouma, Directeur exécutif d’un fonds panafricain pour le cinéma documentaire et réalisateur du film « Carton rouge » est à Moroni. Avec une sensibilité qui l’honore et une persévérance qu’il déploie aussi bien devant que derrière la caméra, Mohamed Said Ouma est une des illustrations des grandes forces du cinéma comorien.
Propos recueillis par Hachim Mohamed
Masiwa – Mohamed Saïd Ouma, comment la passion du 7e Art est arrivée à vous ?
Mohamed Saïd Ouma – Je pense que je suis arrivé au cinéma, car je ne sais pas faire grand-chose dans les autres pratiques artistiques. Ou bien je ne suis pas bon ! Je me suis essayé à l’écriture, la musique et la danse, et finalement, le cinéma c’est un peu la combinaison de toutes ces disciplines plus la photographie et la peinture. J’ai peut-être un esprit de synthèse qui convient bien. Il faut savoir trouver l’essence d’un récit et les images correspondantes. J’aime ce défi permanent, surtout dans un pays où on peut parler toute une journée pour ne rien dire ! Faire des films qui parlent au monde et voyagent me protège de toute cette fragmentation et ce délitement. Je reste dans cette bulle et film après films, j’essaie de continuer à parler de mon point de vue sur les Comores. Nous passons, les œuvres restent, loin du politique.
Masiwa – En quelques mots, quelle a été votre évolution en tant que cinéaste documentaire ?
MSO – D’abord je ne conçois pas de frontières entre les genres documentaire, fiction, installation vidéo. Je fais les trois. Pour moi c’est le récit qui me donne l’indication et m’aide à choisir une forme. « Magid le magicien » était un moyen-métrage de fiction. La suite de ce film, « Sara » est un long métrage de fiction, un road-movie dans les îles. « Carton Rouge » est un doc, la suite sera un docu-fiction et ainsi de suite. J’ai commencé par un film à l’arrache, « Le mythe de la cinquième île » qui est une réflexion sur la diaspora comorienne. Cela date de 2008, puis je travaille sur d’autres projets de films de collègues africains soit en tant que consultant, soit comme co-producteur. Ce qui m’amène depuis trois ans à travailler en tant que Directeur exécutif d’un fonds panafricain pour le cinéma documentaire (www.documentaryafrica.org). Nous sommes basés à Nairobi au Kenya et nous sommes une plateforme qui soutient les producteurs et cinéastes de tout le continent par des bourses, du mentorat, des subventions et des consultations.
Masiwa – Comment cela s’est passé pendant la confection de ton documentaire « Carton rouge » que la rédaction de « Masiwa » a qualifié d’exceptionnel ?
MSO – En 2015, je prends part comme spectateur aux Jeux des îles qui se déroulent à La Réunion. Les Comores boycottent l’événement à cause du conflit diplomatique larvé entre le pays et la France sur la question du respect de la Charte des Jeux et des conditions de participation de Mayotte, sous le drapeau français. Les responsables de la délégation comorienne ont expressément demandé aux athlètes de boycotter les Jeux et de rentrer. Ce fut un moment intéressant, car leur retour va déclencher une vague de patriotisme et des réunions qui aboutiront à l’idée d’Assises nationales. Seulement l’avion du rapatriement n’est arrivé que trois jours après ! Pendant ce temps, beaucoup d’athlètes ont fui dans la nature réunionnaise, voulant échapper à un destin difficile et souvent de misère au pays, si mes souvenirs sont bons ils et elles étaient une cinquantaine à fuir. Comme quoi ce qui vient de se passer il y a quelques jours avec les handballeurs n’est pas nouveau. Je ne comprends pas que cela puisse étonner qui que ce soit. Cette fuite des athlètes et des gens qui se font passer pour des athlètes est une constante depuis des décennies, avec évidemment la complicité de responsables. Mais, pour en revenir à cette genèse du film, je rencontre à ce moment-là Razia, une basketteuse. Provocateur, je lui demande si elle compte fuir aussi, elle me répond que non, qu’elle est venue défendre son pays. Son rêve se brise, mais pour autant elle continuera de se battre et jouer chez elle. L’idée du film nait avec ce premier entretien avec Razia. Je trouve intéressant de renverser le récit sur l’immigration et la perception réunionnaise et occidentale des Comores. Je vis à La Réunion et la relation Réunion-Comores est une relation faite d’incompréhensions, de mépris, d’ignorance sur ce qu’est véritablement l’Archipel. J’accompagne les athlètes dans l’avion du retour et commence alors une enquête pour comprendre et rencontrer d’autres athlètes qui partagent les sentiments de Razia. « Carton Rouge » prend peu à peu la forme d’un portrait de sportives résilientes.
Masiwa – Comment avez-vous travaillé sur l’écriture de « Carton Rouge »
MSO – L’écriture est toujours une phase difficile, surtout pour un long métrage. Je n’ai pas bénéficié d’aide ou de bourses d’écriture. Ce fut un procédé assez organique dans le sens où je me rendais au pays de manière très fréquente, à mes frais et continuer mes enquêtes sur le terrain pour confronter mes premières intentions à la réalité que voulaient bien me donner les athlètes. C’est une phase délicate dans le cinéma du réel, car on part souvent d’intentions et on est confronté au réel qui naturellement sera différent de vos propres jugements et sensibilités et qu’il faut s’y adapter et ne pas garder des œillères. Et cela vous bouscule, vous perturbe souvent. Il y a eu un glissement progressif dans l’écriture. Au début la dimension politique, le boycott et ses ramifications étaient très présents. Puis, c’est la force de caractère des protagonistes qui a pris le dessus. Un glissement s’est opéré, qui a mis en arrière-plan le politique. On a essayé d’y ajouter une dimension poétique et personnelle, car in fine ce n’est que mon point de vue sur ce pays. Pour ce qui est des scènes, c’est du cinéma documentaire qui suit des sportives, forcément il fallait que le dispositif filmique soit le plus compact et mobile possible pour pouvoir les suivre dans leur pratique, mais aussi dans leur quotidien. C’est du cinéma d’observation. Je voulais que l’on soit témoin privilégié de la vie de ces jeunes femmes et de cet homme au crépuscule de sa vie. Il s’agit d’être en position d’observateur, l’enjeu était d’être à la bonne distance, ne pas les gêner et se sentir privilégié d’être le témoin de l’intimité des protagonistes. C’est un dispositif qui demande une grande énergie, une grande concentration, car on peut tourner beaucoup et c’est ce qui s’est passé, on avait des centaines d’heures de rushs. J’interviens peu, seulement pour déclencher la parole, ou la relancer. Il y a peu d’ouverture du cadre dans le film et peu de plans posés, sauf les tableaux de certains lieux symboliques du pays. Il y a une mobilité et une souplesse que l’on recherchait avec le directeur de la photo Azim Moollan.
Masiwa – Faut-il nécessairement beaucoup de moyens pour réaliser un film comme « Carton rouge » ?
MSO – Je pense qu’il faut trouver un équilibre entre ses désirs, ses intentions de réalisation et la réalité du marché qui est souvent beaucoup plus complexe. C’est une industrie qui tourne depuis un moment, même si dans notre pays le cinéma est toujours en balbutiement. Mais la réalité mondiale fait que pour « Carton rouge » j’ai dû tout de suite me confronter au financement international. Il n’y a pas de financement local, la télévision nationale qui est dans la plupart des pays, le principal financeur du cinéma documentaire n’a ni les moyens ni la volonté de produire de la création comorienne. TV5 Monde, Canal plus, le réseau France Télévision Outremer sont les chaînes que nous avons sollicitées et avec lesquelles nous avons travaillés.
Ce fut un long chemin, car dans ce cas de figure où vous avez la prétention de faire du cinéma dans un pays qui n’en a pas, c’est la compétition internationale pour obtenir les fonds. Donc nous avons sollicité et obtenu les fonds panafricains comme Jeune Création francophone ou le Fopica, un fond du Sénégal, ceux destinés aux cinéastes du monde arabo-musulman comme Arab Fund for Arts and Culture ou Dox Box ou des plateformes de soutien comme American Film Showcase. C’est un parcours semé d’embuches, car il ne faut pas perdre de vue le récit, malgré les différentes langues, les multiples traductions de mon projet, les pitch du projet dans ces espaces linguistiques et culturels différents. C’est une gymnastique intellectuelle, d’autant plus que tous ces financeurs exigent des garanties et aussi imposent des conditions qui quelquefois ne correspondaient pas au récit.
Masiwa – Êtes-vous, comme certains cinéastes, perfectionnistes et si insatisfaits des résultats atteints ?
MSO – Je comprends cette idée de toujours vouloir chercher la perfection, car un film c’est un processus très long. Il y a peu d’équivalents au temps d’un film en Art. Un film nécessite plusieurs années, des budgets extrêmement importants, la mobilisation d’équipes souvent composées de professionnels de plusieurs pays. Forcément, on a envie que tout soit parfait vu la charge de travail, de stress, d’attente des résultats des commissions ou des studios de production pour avoir les fonds. Seulement, en fiction, cette obsession, on peut la toucher du doigt ou presque, car ce qu’on filme c’est le scénario acté, validé et financé. On retranscrit par l’image les séquences. En documentaire, ce n’est pas possible, ce qu’on écrit est le résultat des enquêtes de terrain, uniquement cela. Lorsqu’on arrive au tournage, les protagonistes peuvent avoir évolué dans leur façon de penser, d’interagir, des changements peuvent intervenir dans leur vie, des bouleversements.
Et c’est la beauté, la force du réel, mais aussi sa difficulté, on doit constamment s’adapter, le réel c’est de l’eau qui vous glisse entre les doigts d’une main. Je pense que tous les cinéastes ne peuvent pas faire du documentaire, car cela demande une énorme capacité de remise en cause de soi, de ses propres jugements, d’accepter que vos protagonistes puissent penser le contraire de ce que vous pensez et accepter de les laisser s’exprimer ou ne pas s’exprimer aussi, car les silences sont des réponses. Il s’agit de ne pas trahir leur personnalité. La perfection est impossible, il faut juste aimer les gens assez pour les filmer au naturel. Samba Felix N’diaye disait : « Je ne filme que les gens que j’aime ». C’est ma phrase de référence pour travailler.
Masiwa – Êtes-vous plutôt réalisateur ou scénariste, producteur ou metteur en scène ?
MSO – Je réalise et je scénarise aussi, et j’ai monté une boite de production Les films Façon Façon depuis plusieurs années ici au pays. Je travaille principalement en collaboration avec l’équipe de Nextez, et nous essayons maintenant de développer au travers de ma boite le volet cinéma. Nous y allons tranquillement et sereinement. Il a y a des projets en cours, soit en tant que producteur délégué, c’est le cas pour un projet congolais, soit en tant que producteur exécutif, c’est le cas sur quatre courts-métrages. Le CNPA (Conseil National de la Presse et de l’Audiovisuel comorien) m’a demandé d’en assurer la production exécutive, les films sont en finition, inshallah, ils sortiront courant octobre. Il s’agit des films « Idhini Rap », un documentaire réalisé par Ali Ahmed Mahamoud, « Artarrya », une fiction courte, réalisée par Farouk Djamily, « Mohéli sanctuaire de la biodiversité », un documentaire réalisé par Cheikh Madi et Sultwani, une fiction, réalisée par Hortense Belhôte et Idriss Moussa (Lire l’interview d’Idriss Moussa dans Masiwa n°389, 25 juillet 2022).
Masiwa – À part les Comores, quels sont les pays où « Carton rouge » a été distribué ?
MSO – Le film a commencé sa carrière il y a deux ans à l’IDFA en Hollande, qui est un peu le Cannes du cinéma documentaire. Depuis, il a fait plus d’une vingtaine de festivals dans le monde entier de l’Argentine à l’Afrique du Sud, en passant par les États-Unis, le Canada, la France, l’Allemagne, le Sénégal, le Maroc, la Tunisie, le Kenya, le Burkina Faso, les îles de l’océan Indien… et dernièrement une tournée réunionnaise, et des diffusions sur TV5 Monde, Canal plus, France TV et aujourd’hui, je négocie avec des plateformes de streaming du Moyen-Orient pour sa diffusion. Il est distribué depuis le départ par SuduConnexion qui est une plateforme panafricaine dirigée par la critique et journaliste Claire Diao. Il fait sa vie et c’est une belle carrière. Ce qui est intéressant, c’est que plus le film vieillit plus il est demandé, c’est aussi la force du documentaire, il marque le temps et immortalise le récit d’un lieu, d’une personne ou d’un pays.
Masiwa – Ce documentaire est-il votre premier film comme réalisateur ?
MSO – Non, j’ai fait « Le Mythe de la cinquième île », puis « Épilogue du mythe », « Je rap donc je suis », « Magid, le magicien », « Carton Rouge » et comme dit précédemment j’ai co-produit des films ou collaborer sur d’autres films avec Euzhan Palcy « Les Mariées de l’île Bourbon », un téléfilm, avec Christiane Succab Goldman, une documentariste antillaise sur « Une Histoire des Doms & Toms » une série, « Stealing a nation » de John Pilger, un doc sur l’Histoire des Chagos. Je suis mentor sur énormément de projets documentaires pour des résidences d’écriture partout dans le monde et particulièrement en Afrique, dernièrement ce fut au Maroc à Agadir au Fidadoc, ou plus proche de nous au plus grand marché du film sur le continent au Durban Film Mart, ou durant le dernier Festival de Cannes dans le programme Cannes doc.
Masiwa – Il vous est déjà arrivé de participer à l’écriture collective de scénarios de courts ou longs métrages ?
MSO – Oui, et c’est un processus très intéressant, qui est plus utilisé dans le monde anglo-saxon comme je navigue entre ces deux mondes, je vois la différence. Le monde francophone est très focalisé sur la notion individuelle d’« auteur-roi » ou autrice reine, alors qu’un film est un processus collectif. C’est assez stimulant et une vraie émulation d’écrire à plusieurs, car si chacun connait ses forces et ses faiblesses, on peut être très complémentaires. Aujourd’hui toutes les séries que les gens regardent sont écrites collectivement d’ailleurs. J’encourage les Comoriennes et Comoriens qui veulent écrire du cinéma à écrire collectivement. On va plus vite.
Masiwa – Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?
MSO – Comme énoncé, il s’agit de bien finir les quatre projets du CNPA et de ces jeunes sociétés de production. Les aider du mieux qu’on peut à bien finir ces films puisque ces films voyagent au-delà du pays dans les festivals. J’ai deux films dont le développement est bien avancé. Un docu-fiction sur le mythe Ali Soilihi, le titre du film est « Mongozi », et je pose la question de ce qui fait mythe, et aussi la suite de « Magid, le magicien », un long métrage fiction intitulé « Sara ». C’est un road-movie sur les quatre îles. L’écriture est très avancée, il s’agit de trouver les bons partenaires maintenant. Je ne sais pas encore dans quel ordre on va tourner.