Quand le journal Masiwa m’a proposé de parler de l’œuvre littéraire comorienne qui m’a le plus marqué , j’ai pensé immédiatement au Kafir du Karthala. Pas seulement parce qu’il demeure, d’une certaine manière, la suite de La République des imberbes (roman fondateur de la littérature francophone d’expression française) dans la réécriture romancée de l’histoire politique des Comores, mais surtout parce qu’il met présente les contradictions, les souffrances et la bravoure de l’intellectuel comorien.
Et c’est Idi Wa Mazamba qui incarne l’intellectuel comorien dans ce roman. Il s’agit d’un médecin comorien de quarante ans, formé à Bordeaux et officiant à l’hôpital El Maarouf. C’est un homme intelligent, cultivé, calme, nuancé, raffiné, ironique, esthète, amoureux de la nature et original dans ses goûts. C’est aussi un rebelle humaniste, un patriote, indifférent aux avis des autres, honnête mais un peu cynique et provocateur quand même. Il semble enfin aimer certains plaisirs de la vie : les bains de minuit, l’alcool et le sexe libéré…
Ambiguïté, complexité et contradictions
Mazamba déteste la corruption, mais la pratique quand même pour contourner une queue fastidieuse. Il hait la polygamie, mais entretient une relation extraconjugale (marié à Kassabou Wa Wussindé, il vit en effet parallèlement un amour heureux avec Aubéri de Kadiftchène), croyant mais sceptique, condamne la sorcellerie, mais dispose d’un sorcier attitré, non pratiquant mais il se rend à la mosquée, bienveillant avec un jeune patient séropositif et très intolérant avec certains Français accusés d’être racistes ou propagateurs de l’homosexualité aux Comores.
Ingratitude et souffrance
Dr Idi Wa Mazamba, médecin, ayant renoncé à une vie confortable en France et exerçant dans des conditions très difficiles à El Maarouf, soignant les démunis, souffre du manque de reconnaissance de la société comorienne. Non pas parce qu’il soit un mauvais médecin ou qu’il maltraite ses patients ou encore qu’il soigne mieux les patients qui le consultent à son cabinet privé mais parce qu’il n’a pas réalisé son grand-mariage : « Les premiers rangs [de la mosquée] leur [Mazamba, un ingénieur en électronique et un pilote de ligne] étaient formellement interdits car n’ayant pas encore réalisé le anda, ils étaient toujours considérés comme des garnements. »
Un héros malgré tout
Malheureux mais courageux : il s’insurge contre l’apartheid en Afrique du Sud en s’en prenant à un conducteur de bus et participe dans ce pays également à une manifestation contre le racisme.
Il stigmatise l’islam pratiqué aux Comores : « […] le docteur abhorrait la religion des faux derches, des grands turbans, des petits djohos et de larges djubas. » Il donne sa propre vision de cette religion : « Le docteur se disait que Dieu aimerait surtout voir les hommes le craindre, pratiquer la charité, s’aimer les uns les autres, donc éviter de faire le mal. Or, y a-t-il un pays aussi miné par la corruption, aussi gangrené par l’envie et par la jalousie, aussi scié par l’injustice, l’ambition, la trahison, où les faquins étaient béatifiés, les voleurs intronisés, les experts en courbettes idolâtrés, les sourires et les rires serviles gratifiés que cet archipel ? Dans ce pays, l’indigence intellectuelle et spirituelle est le garant d’une opulence matérielle. »
Mazamba ne condamne pas seulement l’islam comorien. Il dénonce aussi le grand-mariage : « Tu sais [Mazamba s’adresse à son ami Issa venu lui parler de son prochain grand-mariage] que le anda est la première cause de corruption et de détournements de fonds dans ce pays ? Comment peux-tu expliquer que des gens dont le salaire ne dépasse pas 50000 francs puissent envoyer des dots de 1 million de francs , des bijoux d’une valeur deux millions et d’autres cadeaux à la valeur inestimable ? »
Mazamba défie aussi le pouvoir politique pourtant lourdement soutenu par des mercenaires en refusant de se rendre à une convocation du président de la République : « – Tu lui diras [Mazamba s’adresse au directeur de cabinet de ce dernier venu lui demander d’aller le rencontrer urgemment] qu’il est le plus beau, le plus intelligent, le plus aimé, le plus sage, le plus honnête, que nous le remercions d’avoir introduit les Partenaires Généreux chez nous et qu’à bon entendeur salut. »
Idi Wa Mazamba pousse enfin l’héroïsme jusqu’au sacrifice. Devenu ministre de la Sécurité, il fait exploser une bombe qui le tue, lui, et les mercenaires qui avaient pris les Comores en otage : « Le lendemain même de la disparition des Partenaires, un miracle se produisit : […] Les bébés naquirent, les malades guérirent et les gens moururent de mort naturelle. »
Nassurdine Ali Mhoumadi,
Docteur es Lettres et Arts, professeur de Lettres modernes,
a publié, chez l’Harmattan, Un métis nommé Senghor (2010), Le Roman de Mohamed Toihiri dans la littérature comorienne (2012) et Réception de Léopold Sédar Senghor (2014).