Le 31 octobre 2024, un nouvel épisode tragique s’est déroulé dans les eaux de l’océan Indien, entre Anjouan et Mayotte. Une embarcation de fortune, communément appelée « kwasa-kwasa » en shikomori, a fait naufrage, causant la perte de 22 vies humaines.
Par Mouayad Ahmed, correspondant Anjouan
Parti d’un village côtier d’Anjouan, Kangani, le kwasa-kwasa transportait 25 personnes, espérant toutes rejoindre l’île de Mayotte. Seules trois personnes, dont un jeune passager et les deux commandants de bord, ont survécu à cet effroyable accident.
Ce drame s’est produit au cœur de la nuit, entre minuit et une heure du matin. Selon des sources locales, cette nuit-là, trois kwasa avaient quitté les côtes anjouanaises à destination de Mayotte. Le premier, transportant des produits divers tels que des cigarettes et des denrées locales comme le gingembre, est arrivé sans encombre. Les deux autres, par contre, n’ont pas connu le même sort. L’un a chaviré, entraînant la perte de plusieurs vies humaines, tandis que le troisième a réussi à repêcher trois des naufrages avant de faire demi-tour.
Les versions s’opposent sur les causes de l’accident
D’après des témoignages recueillis par Masiwa à Shissiwani, le jeune rescapé a laissé entendre que le naufrage aurait été provoqué par une manipulation des commandants. Ceux-ci auraient, selon lui, enlevé un bouchon essentiel qui empêchait l’eau de mer de pénétrer dans l’embarcation. Cependant, Ridjali Abdou, un expert maritime de Bimbini, apporte une explication technique différente. Selon lui, le bouchon est souvent retiré pour permettre à l’eau qui s’infiltre de s’écouler librement, évitant ainsi que le bateau devienne instable et lourd. En effet, Ridjali Abdou réfute l’idée que les commandants auraient volontairement pris un tel risque, sachant qu’ils étaient eux-mêmes à bord.
Ridjali souligne un autre facteur plus critique : la configuration même de l’embarcation. Avec deux moteurs de puissance inégale — un de 40 chevaux et un autre de 60 — pour un bateau de 7 mètres, le déséquilibre était risqué. De surcroît, la météo n’était visiblement pas prise en compte, comme souvent dans ces traversées. Pour les responsables de ces kwasa, le gain financier semble primer sur les considérations de sécurité, un choix tragique qui laisse derrière lui des familles endeuillées.
Des victimes poussées par des conditions de vie précaires
Parmi les victimes de ce naufrage, il y avait des familles entières, des personnes prêtes à braver les dangers pour une vie meilleure ou pour des soins médicaux. Farham Ibrahim, de Shissiwani, nous confie : « C’est un malheur inconcevable. Un couple de Sima, qui devait se rendre à Mayotte pour des soins, a péri en mer. » Nombreux sont ceux qui risquent leur vie pour atteindre Mayotte, poussés par la situation économique et le manque d’infrastructures dans les trois autres îles. Beaucoup partent à la recherche de soins que le pays ne peut leur fournir, d’autres aspirent à de meilleures conditions de vie. La précarité sur place et l’illusion d’une vie plus aisée à Mayotte les poussent à prendre ce risque du voyage en kwasa dans des conditions souvent extrêmes.
Aux Comores, l’émergence économique tant espérée par la population reste un rêve lointain, un mirage qui nourrit l’exode clandestin. Chaque drame en mer rappelle à nos autorités l’urgence d’une prise de conscience : il est impératif de créer des conditions de vie décentes pour enrayer cet exil forcé et mettre fin à ces tragédies récurrentes.
L’histoire poignante de Nadjaf Mirgane et de son oncle Kamardine
Dans le village de Bazimini, la douleur est palpable. Nadjaf Mirgane, le jeune lycéen, pleure la perte de son oncle Kamardine. Ce dernier, originaire de Bazimini, est un exemple tragique de cette quête désespérée de bonheur. Après un séjour à Dubai pour ses affaires commerciales, Kamardine, comme beaucoup d’autres avant lui, a décidé de prendre le kwasa pour se rendre à Mayotte. Un voyage qu’il espérait marqué par le bonheur : il devait célébrer le grand mariage à Mayotte avec une tendre femme qui l’attendait. Il transportait avec lui des richesses qu’il espérait investir, de l’or et des milliers d’euros. Mais, Kamardine ne reviendra jamais. Comme tant d’autres, il a péri dans les flots du bras de mer entre Anjouan et Mayotte, laissant derrière lui des jumeaux, un foyer désormais endeuillé, ainsi qu’un conteneur portant son nom qui devrait bientôt arriver au port de Mutsamudu. Ce conteneur renferme les rêves de ceux qui, avec lui, avaient investi dans ces marchandises.
Ce naufrage endeuille non seulement une famille, mais également un village tout entier. Le choc est immense, et la communauté pleure la perte d’un homme respecté et aimé. Pourtant, Kamardine n’est qu’une victime parmi tant d’autres, prises au piège d’une situation qui semble sans issue.
Les kwasa, qu’ils soient chargés de marchandises ou de passagers, ne cessent de rappeler une réalité sombre et désolante : la précarité et l’absence de perspectives poussent ceux qui y prennent part à se tourner vers l’inconnu, avec l’espoir de trouver ailleurs une vie plus digne. Ce n’est pas la première fois qu’une telle tragédie se produit, et malheureusement, ce ne sera probablement pas la dernière.
Un pays en quête d’espoir
À travers ces drames répétés, ce sont les mêmes questions qui résonnent : jusqu’à quand assisterons-nous, impuissants, à ces tragédies ? Combien de Comoriens devront encore sacrifier leurs vies dans l’espoir d’un avenir meilleur ? La mer devient un cimetière silencieux pour ceux qui choisissent ce chemin désespéré.
Il est urgent de renforcer les infrastructures, d’assurer un accès aux soins de santé, et de créer des opportunités économiques. Ce n’est qu’en réduisant cette précarité que l’on pourra espérer mettre fin aux départs risqués vers Mayotte.
Les Comoriens sont un peuple fort et résilient, mais ces pertes successives ne font qu’accentuer le désespoir. Elles doivent réveiller ceux qui ont le pouvoir d’agir, et faire en sorte qu’une réelle prise de conscience émerge pour qu’un jour, des femmes et des hommes n’aient plus besoin de risquer leur vie pour espérer un avenir meilleur.