Bandramadji contre Trelezini en janvier dernier, Moroni contre Ikoni depuis bien longtemps… la question des « frontières » est un phénomène social à Ngazidja, un fait qui provoque parfois des drames humains et matériels. Pourtant, il n’y a pas lieu de parler de frontières entre des localités censées répondre aux pendants juridiques découlant d’une souveraineté unique. Au regard des réactions et des discours autour de la problématique de frontière à Ngazidja, on peut dire que ce sont le produit d’un imaginaire sociopolitique et géographique dont les conséquences invitent à revoir le système de représentation par rapport à l’objet territoire.
Par Nezif-Hadj Ibrahim
Ngazidja, une territorialité qui interroge
Ayant comme vocation l’activité qui concourt à influencer une zone géographique à des fins d’identification de groupe, la territorialité sert de terreau aux conflits fonciers dont l’objectif est de dresser une frontière entre des localités. Pour les juristes, tout comme pour les politistes spécialistes des institutions politiques séculières, la frontière n’est autre que la ligne qui marque la limite de l’espace soumis à la juridiction d’un État, c’est-à-dire l’espace soumis à la souveraineté de celui-ci. À ce titre, il n’est pas évident de concevoir des frontières au sein d’un État, notamment quand la configuration territoriale repose sur une forme unitaire comme les Comores.
Néanmoins, les faits font passer ce principe juridique formalisé depuis la mise en place du traité de Westphalie au 17e siècle comme étant inopérant sur l’île de Ngazidja. Ce qui amène à convoquer d’autres méthodes d’analyses pour essayer de saisir la manifestation de ces représentations des acteurs locaux. En effet, normalement le foncier, le territoire approprié ne devait être assujetti qu’aux règles de la libéralité de propriété, sinon à l’usage libre sans distinction d’origine pour le citoyen comorien. Par le biais de la résidence est originaire d’un village donné celui qui y a élu domicile. De ce fait, nulle frontière ne peut avoir la finalité de créer des identités villageoises en dehors des considérations civiles. Malheureusement ce n’est pas le cas.
Un imaginaire par le prisme de l’histoire
L’histoire est à la base des conflits de frontières entre les localités à Ngazidja, d’ailleurs elle constitue l’argument central dans les confrontations qui animent ces rapports de voisinages. Composé de plusieurs sultanats jusqu’aux années 1890, Ngazidja avait une assise politique territoriale marquée par la présence de plusieurs autorités géographiquement autonomes. Malgré la centralisation menée par la France, les localités n’ont pas abandonné leur pouvoir traditionnel dirigé par les notables. Chaque autorité avait donc des limites dans l’exercice de son pouvoir et cela s’est perpétué jusqu’à aujourd’hui. Étant des entités, les localités ont donc vocation à se défendre et à s’exprimer. Cela fait des conflits pour les frontières entre villages un moyen d’expression de cette structuration politique.
Malgré tout, la loi sur le domaine a apporté quelques éléments de réponse concernant des espaces qui cristallisent des affrontements dans notre pays. Les articles 20 et 21 parlent d’acquisitions composant le domaine privé de l’État en vertu de principe de « souveraineté », faisant donc des terrains ayant appartenu à des sultans ou chef de la propriété privée de l’État. Avec les conflits frontaliers à Ngazidja, ce sont toutes les faiblesses de l’institution étatique qui sont exposées, puisqu’il s’agit entre autres de l’expression des lacunes en termes de symboles unificateurs, que l’État présente. Non seulement ses lois ne semblent pas s’exécuter efficacement, mais leur autorité n’impose pas le respect.
Un récit national défaillant
Alors que dans plusieurs pays un récit national sert à renforcer le sentiment d’appartenance commune, aux Comores, surtout à Ngazidja, ce sont les localités qui se chargent de cette pratique essentielle. Si en France, il a fallu la création de personnages fictifs tels que Astérix et Obélix pour faire reposer sur les Gaulois l’idée d’ancêtre des Français dans créant ainsi une unité d’origine, à Ngazidja cette démarche est dispersée. Les localités élaborent chacune leurs propres récits pour revendiquer une singularité face à une autre localité, et cela dans le but de dresser une identité. Ainsi il sera nécessaire d’avoir une limite, dans le cas d’espèce des frontières pour placer les bornes.
Par ailleurs les frontières ont une fonction fiscale qui se caractérise par un régime de taxe sur les personnes dans son giron. Les cotisations consenties par les habitants, souvent dans le but d’investir dans le développement du village, installent un sentiment d’appartenance, que les conflits avec un autre village pour un prétendu bien immobilier qui devait appartenir au village sollicitent. Ces conflits invitent donc à montrer l’amour du village, ce qui sacralise l’idée de frontière. Pourtant, l’objectif d’un récit national est de démolir ces murs. En revanche, il n’existe pas aux Comores un dispositif qui fait valoir une unité nationale et territoriale, laissant libre cours aux récits sur les Ngome et les hégémonies villageoises, ne servant qu’à ériger des frontières et occuper l’imaginaire géographique du pays en général, et de Ngazidja en particulier.
Quand les croyances alimentent le moteur du conflit
Construites par les représentations au point que l’intervention du juge n’est pas reconnue comme légitime, les conflits pour des frontières à Ngazidja ne sont que l’expression des croyances des acteurs locaux. En ce sens, ils dépendent fortement de la manière dont est conçu le foncier dans cette île. Le problème c’est que ces représentations font engendrer des morts, des dégradations de biens. Une médiation intervient souvent pour mettre un terme à ces types conflits, seulement les croyances ne s’estompent pas facilement surtout quand elles sont majoritaires. La question des frontières n’est pas une manière de penser marginale qui concerne seulement la ville d’Ikoni et celle de Moroni. Elle est presque portée par toutes les localités de Ngazidja, et ce depuis plusieurs décennies. D’ailleurs, on retrouve la notion dans les propos des cadres et des hauts diplômés du pays. Pourtant il est dans leur devoir de mener une déconstruction de cette conception de la territorialité à Ngazidja.
Il est certain que si, à travers le temps, les conflits ne disparaissent pas c’est parce qu’on n’a pas encore conçu un moyen efficace pour résoudre un tel problème qui relève du système des représentations.