Masiwa – Bajrafil, que représente le mois du ramadan pour un musulman ?
Kassim Mohamed-Soyir Bajrafil – Le Ramadan est, pour le musulman, à la fois un cadeau – il a hâte de le retrouver tous les ans comme on a hâte de retrouver un ami, qu’on n’a pas vu pendant longtemps, un an en l’occurrence – et un exercice qui lui enseigne le dépassement de soi, l’endurance, l’abnégation et bien d’autres valeurs encore.
Propos recueillis par MiB
Masiwa – On voit de plus en plus de parents qui se réjouissent que leur enfant commence à jeûner, même à cinq ans. Ce n’est pas trop tôt ? Cela ne risque pas d’entraver sa croissance ?
KMSB – Il faut être clair sur cette question comme sur d’autres, d’ailleurs. En islam, lorsque le droit (au sens de quelque chose qu’on doit avoir) de l’homme est en opposition avec celui de Dieu, le dernier chute au profit du premier. Ce qui concrètement veut dire que dans toutes ses pratiques, comme dans tous ses rites, il n’est jamais question d’un effort qui met en danger la vie de l’homme. Par conséquent, dès lors que cela se ressent, il nous est permis, voire obligatoire, de l’arrêter afin de préserver la vie. Et en l’occurrence, le jeûne n’est demandé qu’à des personnes psychologiquement responsables et physiquement aptes à supporter une privation de plusieurs heures.
Il y a, cela dit, dans nos traditions, comoriennes notamment, mais pas seulement, une sorte de rite initiatique autour de la première fois où l’enfant réussit son premier jeûne. Chacun de nous garde un souvenir indélébile de son premier jour de jeûne. Généralement, du reste, ce n’était pas le mois du ramadan. Plutôt un jour de jeûne dédaigné aujourd’hui par certains arrivistes, ignorant la culture comorienne en matière d’éducation religieuse. Il s’agissait du jour de l’ascension du Prophète au ciel, à la rencontre de Dieu, appelé jour du miʿrāǧ, correspondant au 27e jour du mois de raǧab, (swahamwedja, en comorien), soit un mois pile avant le ramadan. Et cela se faisait vers l’âge de 7 ans ou 8 ans. Guère avant. Tout le monde sait que dès lors qu’un enfant voit son entourage faire quelque chose, notamment les adultes, il cherche, par mimétisme, à le reproduire. On cherchait ainsi, petits, à faire comme nos parents, oncles, tantes, frères et sœurs. Mais, on se souvient, tous, aux Comores, en tout cas, que vers 5 ans, on disait qu’on jeûnait, mais pour de faux. Les parents et la société, dans son ensemble, avaient bien conscience de cela et ne nous poussaient pas vers quelque chose de suicidaire. Faire jeûner plus de 10 heures à un enfant, qui pis est de moins de 8 ans, est un crime. Je ne sais pas ce qu’il se passe aujourd’hui, avec une conception quasi assassine de la religion, pour que les gens en soient à ce point déraisonnables.
Quelque chose qui va choquer les gens, mais je le dis pour nous instruire mutuellement. Des savants musulmans, parmi les plus brillants, comme le plus grand savant de l’école shaféite des 500 dernières années, appelé al-Ramlī, autorisaient qu’une personne exerçant un métier pénible, mais dont dépendait sa vie et celles des siens, à ne pas jeûner le ramadan pour le rattraper plus tard. Aujourd’hui, les ayatollahs de l’intolérance et du rigorisme les auraient sortis de l’islam. Prenons notre cas à nous, en Europe. Nous jeûnons plus de 18 heures en heure d’été. Comment voulez-vous exiger de nos enfants de faire le ramadan, sous prétexte que nous le faisions petits, alors qu’aux Comores, la journée est toute l’année égale à la nuit, c’est-à-dire qu’elle fait à peine 10h-11h ? Sachons raison garder dans la pratique de notre religion.
Masiwa – Vous-même, vous avez commencé à quel âge ?
KMSB – C’est donc dans cette ambiance d’initiation collective que j’ai dû commencer à jeûner vers 6-7 ans. On commençait, du reste par faire une petite heure, puis deux, puis trois, puis une demi-journée, avant de « le faire parvenir à bon port » (huonɗowa en comorien) comme le dit l’expression, c’est-à-dire jeûner tout le mois. Tout cela avec les encouragements de la famille, voire du quartier, que l’on mettait du coup au courant, l’enfant n’appartenant pas à ses seuls parents, comme dit l’adage comorien. Nous-mêmes, nous « chauffions » entre nous.
Masiwa – Quels souvenirs gardez-vous de ces moments de jeûne aux Comores ?
KMSB – Moi, j’ai fait une journée, toi, tu n’en as fait qu’une demie. Nous étions dans cet esprit de concurrence sain où tout le monde savait qu’on se racontait parfois des balivernes, mais celles-ci concourraient à notre éducation religieuse. Cela en étonnera plus d’un. Mais, pourtant, nous sommes tous passés par là. Nous qui avons plus de trente ans aujourd’hui. Qui, en effet, ne se souvient pas des tapettes du 27e jour du mois de ramadan ? On sortait les restes des mets de la veille et on les laissait à l’air libre, pour débusquer les faux jeûneurs, que nous étions, nous les jeunes enfants. Nous mordions tous tout le temps à l’hameçon. Nous nous jetions, en effet, sur ces succulences et oublions que l’année d’avant nous nous étions fait avoir de la même manière. Les tapettes, jamais trop violentes, autant que je m’en souvienne, pleuvaient accompagnées de chants moqueurs, mais qui nous faisaient à la fois danser et avoir honte : « Nous mangerons, un jour, comme vous en pleine journée, ô vous les non-jeûneurs ! Simbo et simbo ! Une blessure sur le visage ! Simbo et simbo ! Une blessure sur le front ! ». Voilà ! Vous m’avez fait voyager dans le temps et, par moi, toute personne de mon âge.