Le sol, son aménagement et son organisation sont devenus des objets d’étude majeurs pour plusieurs disciplines dont l’anthropologie. Aujourd’hui, Café Géo des Comores réquisitionne, pour la deuxième fois, la problématique foncière aux Comores, en invitant l’un des éminents anthropologues du domaine. Le professeur Saïd Mahamoudou est l’auteur de deux livres chez Karthala, Fonciers et société aux Comores (2009) et Les Comores. À qui la terre ? (2016). Il est également juriste, enseignant à l’Université des Comores et chercheur dans l’unité de recherche « Décentralisation et cohésion sociale » de la Faculté de Droit et Sciences Économiques.
Café Géo des Comores : Comment l’anthropologue conçoit le foncier, un domaine plutôt juridique, n’est-ce pas ? Est-ce de la même manière que le juriste, ou il possède sa propre conception du foncier ?
Saïd Mahamoudou : L’anthropologie comporte plusieurs branches. L’anthropologie juridique (l’anthropologie du droit) en fait partie. Elle est considérée comme une discipline qui « réfléchit » sur le droit en général (droit de la terre, droit de la famille, droit des contrats, etc.). En anthropologie juridique, le droit ne se limite pas au droit positif/étatique qui renvoie à l’idée de l’existence de normes juridiques impersonnelles et sanctionnées par la puissance publique. Pour l’anthropologue du droit (ce que reconnaissent aussi certains juristes), le droit constitue un ensemble large de relations entre les Hommes, nommé Juridicité. Dans cet ensemble large, on trouve au côté du droit positif, d’autres droits (droit informel coutumier, droit de la pratique, etc.).
C’est dans cette perspective élargie que l’anthropologue (du droit) conçoit les notions de foncier et de « propriété » de la terre. Ainsi, pour l’anthropologue du droit, il existe une pluralité de « propriétés foncières » (on préfère parler de modes d’appropriation du foncier que de propriété foncière, dans la discipline). De ce fait, là où le juriste classique ne voit qu’une seule définition (celle du code civil) de ce qu’on peut appeler la propriété foncière, l’anthropologue du droit en voit plusieurs. La théorie des maîtrises foncières d’Étienne Le Roy rend bien compte de cette réalité.
CGC : Aux Comores, à qui appartient la terre ? Et comment on l’acquiert ?
Saïd Mahamoudou : Il existe une diversité de modes d’acquisition ou d’appropriation de la terre aux Comores : par primo-occupation, prescription, immatriculation, achat, héritage, donation, etc. Ces différents modes d’acquisition sont régis par différents droits : coutumier, musulman, positif (colonial et postcolonial), droit de la pratique. Cela amène à parler plutôt d’une appropriation en commun de la terre aux Comores.
Mais dans beaucoup de cas, la terre est appropriée par plusieurs personnes (physiques ou morales) ou communautés (juxtaposition d’appropriations de la terre). On peut dans ce cas parler d’appropriation privée, publique ou communautaire de la terre.
Cette multiple appropriation de la terre engendre de nombreux conflits que l’État, qui a une vision positiviste du droit, n’arrive pas à résoudre. Ces conflits méritent d’être transcendés aux fins de prévenir leur dégénérescence. Il appartient aux juristes de relever ce défi. Encore qu’ils aient le courage d’élargir leur vision du droit et de reconnaitre l’existence d’autres formes de « propriétés » que les propriétés privées (propriétés foncières) ou publiques (terres domaniales) de la terre.
CGC : L’histoire retient deux formes de colonisation (arabe et française) de l’espace comorien. Pensez-vous que ces occupations ont influencé l’organisation et l’exploitation de la terre ?
Saïd Mahamoudou : Oui. Ces deux colonisations sont à l’origine de la répartition très inégale de la terre aux Comores. Les personnes qui étaient proches des pouvoirs sultanesque (colonisation arabe) ou colonial français ont pu accéder à de vastes étendues de terre.
CGC : Les lois qui régissent la terre aujourd’hui aux Comores, sont-elles issues de ces influences ?
Saïd Mahamoudou : Oui, avec une prédominance du droit romano-germanique introduit à travers la colonisation française.
Les droits musulman et coutumier ne sont pas ignorés, mais sont largement marginalisés dans les textes juridiques qui régissent la terre aux Comores.
Par Salec Halidi Abderemane.