Pendant l’été, Masiwa offre à ses lecteurs des coups de cœurs de personnalités sur une œuvre de la littérature comorienne. C’est l’écrivain Adjmaël Halidi qui ouvre le bal avec une œuvre inattendue.
Par Adjimaël HALIDI, sociologue et écrivain
Des goûts et des couleurs, on ne discute pas. Absolument. Qui plus est, s’il est question de livre littéraire: ce précieux objet dont, selon le sens commun, la préférence ne se décide pas selon des critères rationnels. Il est donc communément admis qu’apprécier ou ne pas apprécier un livre littéraire dépend de la sensibilité propre à chacun. Soit, je veux bien le croire. Même si, je vais me permettre dans ces lignes d’aller, malgré tout, à contre-courant du sens commun.
Avec le recul des années, j’ai fini par être persuadé qu’il y a de bon et des mauvais livres de fiction. Et pour qu’un livre soit de qualité, il doit accorder une place certaine au lieu, ou plutôt à l’espace qui l’a vu naître. Effectivement, il est question ici d’une unité de mesure, d’un point de repère servant à établir une limite entre ce qui est littérairement acceptable et ce qui est littérairement inacceptable. Cette unité de mesure n’a rien à voir avec le style – le style est, sans aucun doute, ce que l’homme a de plus personnel, de plus subjectif. En parlant d’unité de mesure en littérature, il s’agit d’une norme avec laquelle le contenu d’un livre littéraire s’accorde. Des lieux communs, en quelque sorte. En somme, ce « méridien de Greenwich littéraire » que souligne Casanova (2008 : 135) et qui permet de tracer une ligne de démarcation entre les œuvres littéraires qui appartiennent ou pas à un espace littéraire précis. Effectivement, pour qu’il ait des lieux communs ou des points de repère dans un espace littéraire donné, il faut d’abord commencer par délimiter ledit espace littéraire, c’est-à-dire définir des normes, des valeurs et des croyances auxquelles les acteurs de cet espace (écrivains, éditeurs, lecteurs, critiques, etc.) sont censés adhérer. Ce fameux « capital littéraire », qui repose sur des représentations communément partagées, et qui constitue un important enjeu dans tout espace littéraire.
J’ai bien conscience que certaines personnes ont sûrement compris de quoi il est question dans ce bref article. Effectivement j’essaie de définir un objet qui n’a pas encore été défini par les spécialistes en la matière, à savoir l’espace littéraire comorien. D’où la légitimité de cette question: « L’espace littéraire comorien, de quoi s’agit-il ? ». Dorénavant, le fait que l’espace littéraire comorien n’a pas encore été délimité, théoriquement parlant, provoque maintes discriminations, qui s’apparentent à des injustices « épistémique » (Bhargava, 2023) et « épistémologique » (de Sousa Santos, 2016). L’exemple de ces trois œuvres majeures restées inclassables pendant longtemps, démontre les conséquences fâcheuses du défaut de délimitation d’un espace littéraire : Testaments de transhumance de Saindoune Ben Ali (1996) passé inaperçu à La Réunion où il a été édité, Brûlante est ma terre d’Abdou Salam Baco (1991) considéré maladroitement voire hâtivement comme une œuvre de récrimination par Isabelle Mohamed (2011 ; cf. Cosker, 2020), Le sang de l’obéissance de Salim Hatubou (1996) qui n’a jamais obtenu la reconnaissance littéraire qu’il a toujours méritée ou, enfin, Ngani, la cité des djinns de Mohamed Elamine Saïd Abdoulhalim, un classique passé inaperçu.
Dans le même ordre d’idées, la non-existence d’un espace littéraire bien délimité et automne aux Comores occasionne la marginalisation d’œuvres importantes, qui passent pour des intrus dans d’autres espaces littéraires ailleurs ou pour des navets dans leur propre espace. Il est donc primordial de circonscrire l’espace littéraire comorien en définissant des règles et des normes spécifiques à cet espace, afin de sauver les œuvres de l’oubli et de l’indifférence. Toutes choses égales par ailleurs, un espace littéraire diffère du champ littéraire tel qu’il a été défini par Sapiro (2013) et Leperlier (2018). L’espace littéraire, qui est plus étendu, est formé de champs littéraires dont les dimensions sont de moindre importance.
Arrive, in fine, le moment où je dois répondre à la question qui m’a initialement été posée : « Quel est mon livre littéraire comorien préféré ? » Sans hésitation, ma réponse est Ngani, la cité des djinns de Mohamed Elamine Said Abdoulhalim, paru chez KomÉdit en 2004. Ce bref récit se démarque par sa manière d’entreprendre une littérature à l’image de l’imaginaire comorien. Ce modus operandi procède par la construction d’une formation narrative et discursive nouvelle, à l’origine d’une littérature nouvelle qui prend racine dans les structures de base de l’imaginaire comorien. Par imaginaire comorien, il est question du monde du visible et de l’invisible. D’une manière concise, Ngani, la cité des djinns a amorcé une « rupture » – dans le sens de Mignolo (1975) – dans la production littéraire comorienne. Cette « rupture » paradigmatique se matérialise par l’importante place que l’auteur accorde au monde de l’invisible (en l’espèce celui des djinns), un monde qui fait amplement partie de l’imaginaire comorien. Ce faisant, l’auteur nous offre un récit totalement comorien, par sa narration et aussi par son ADN ontologique. Ce modus operandi dévoile un projet littéraire, animé par le besoin pressant de créer des « patries imaginaires », ce qui rappelle les « Indes de l’esprit » de Rushdie (1995 : 20). En effet, il serait maladroit de faire de Mohamed Elamine Said Aboulhalim le pionnier de la mise en exergue du réalisme comorien. Dans Le Sang de l’obéissance, Hatubou convoque les shipvuli (âmes errantes des morts) et dans Testaments de transhumance Ben Ali prend à témoin les « Esprits des Lunes », témoigne ainsi la référence aux « assiettes de faïence » (p. 26). Cependant, pour paraphraser respectivement Sartre (1985 : 31) et Boulaga (1977 : 214), Mohamed Elamine Said Abdoulhalim « a choisi de dévoiler le monde » comorien tel qu’il est, en faisant de son art littéraire « le fils de son temps ».
Depuis la parution de Ngani, la cité des djinns en 2004, des œuvres littéraires ont prolongé la rupture paradigmatique en matérialisant le réalisme comorien. Désormais, les Comores de l’esprit se trouvent dans Évanescence d’Adjmaël Halidi (2019) et Le feu du Milieu de Touhfat Mouhtare (2022). Au moyen de la polyonomasie, les deux ouvrages transportent les lecteurs dans la pluralité des mondes qui structurent l’univers comorien, à savoir les mondes du visible et de l’invisible. Les allées et venues entre un monde concret et un monde imaginaire à l’aide de la polyonomasie a permis à Miguel de Cervantes de saisir la totalité de l’étant de Don Quichotte (cf. Bourdieu, 1984 : 43, n. 32). Aujourd’hui, la polyonomasie, en tant que méthodologie littéraire, permet de saisir la pluralité des mondes qui structurent l’univers comorien. Ainsi, si la décolonisation par le biais de la littérature «est une bataille très complexe » (cf. Saïd, 2000 : 313 ; cf. wa Thiong’o, 2011 et Ashcroft et alli, 2012), la polyonomasie devient-il un outil méthodologique qui facilite la tâche aux auteurs et autrices comorien.nes postcoloniaux.