La contribution que nous livre ici Mohamed Bakari est une invitation à la réflexion sur l’échec qu’a connu le mouvement révolutionnaire comorien et son déclin depuis 1985. Elle est la bienvenue, au moment où la vie politique est au point mort aux Comores.
Par MOHAMED Bakari, Paris, le 6 mars 2025
Il y a 40 ans et plus précisément le 14 mars 1985 la population comorienne apprenait par les ondes de ” Radio Comores” une nouvelle leur annonçant qu’une tentative de coup d’État au centre de laquelle se trouvait impliqué ” le Front Démocratique” venait d’être déjouée par les forces de la sécurité comorienne.

Un communiqué laconique lu par le ministre Bazi Selim assurant l’intérim de la présidence en l’absence du chef de l’État en voyage privé à Paris précisait que des soldats de la Garde présidentielle (GP) manipulés par des civils venaient d’être arrêtés.
L’arrestation de Moustoifa Saïd Cheikh
Mais l’évènement le plus spectaculaire demeure incontestablement l’arrestation le 11 mars 1985 de Moustoifa Said Cheikh, premier secrétaire du Front démocratique et principal leader du mouvement révolutionnaire comorien.
L’arrestation de cette figure emblématique de l’opposition révolutionnaire confirmait la version avancée par le gouvernement selon laquelle le Front démocratique serait l’instigateur de la tentative de déstabilisation des institutions de la République Fédérale Islamique des Comores (RFIC).
En accusant, le vendredi 15 mars 1985, Moustoifa Said Cheikh et le Front Démocratique d’être les auteurs du coup d’État manqué, Abderemane Mohamed, secrétaire du parti gouvernemental, l’Union des Comores pour le Progrès (UCP), prenait le contre-pied du premier commentaire du président Abdallah qui dans sa faconde habituelle parlait depuis Paris de « tentative de mal faire de la part d’éléments de la GP drogués et de civils drogués également » dans une interview accordée à Radio France Internationale.
Le Mouvement des Communistes Marxiste-Léniniste des Comores (MCMLC
De retour à Moroni le 19 mars 1985, le Rais certainement « briefé » et influencé par les mercenaires a vite changé d’avis en dramatisant la situation.
Dans son allocution martiale radiodiffusée le 21 mars 1985, il déclarait à la nation qu’il détenait des documents et des témoignages accablants et irréfutables prouvant l’implication de Moustoifa et de son parti dans le « complot » du 8 mars 1985.
À la stupéfaction générale, le président Ahmed Abdallah Abderemane révéla de surcroît dans ce discours l’existence d’une organisation communiste clandestine dénommée Mouvement des Communistes Marxiste-Léniniste des Comores (MCMLC), inconnue jusque-là dans le landerneau politique comorien.
Ce mouvement aurait eu pour objectifs, selon les sources citées par le Raïs, de « renverser le pouvoir, liquider physiquement certaines personnalités politiques et instaurer un régime communiste dont le gouvernement serait essentiellement composé des dirigeants du Front Démocratique ».
Devant cette tentative de déstabilisation intérieure, Ahmed Abdallah, déjà confronté à des dissensions internes (le conflit non déguisé opposant Taki et Mroudjaé) et intrigué par la rocambolesque aventure du soldat Anwar de la garde présidentielle, jugea l’occasion opportune pour se débarrasser de l’aile radicale de son opposition.
Il ordonna aux mercenaires qui encadraient sa garde personnelle sous l’œil vigilant de Bob Denard de rétablir l’ordre et la sécurité.
Une tentative de coup d’État par le Front Démocratique
Une centaine d’arrestations de militants et de sympathisants du F.D. fut opérée brutalement dans l’ensemble des îles. Elle fut accompagnée d’une vaste campagne anticommuniste orchestrée par le Mufti de la République, Said Mohamed Abderemane et Youssouf Abdoulhalik, principaux idéologues du régime des Fédharilés comme le nommait la feuille de propagande révolutionnaire « la voix du peuple » ou « Sawuti ya Umati ».
Le président de la République fédérale islamique des Comores, Ahmed Abdallah Abderemane, soutenu par le mercenaire Bob Denard et ses affreux, le régime de l’apartheid sud-africain et les services des renseignements français ont sonné le glas du mouvement révolutionnaire et communiste comorien.
Au centre des interrogations que soulevaient les observateurs attentifs de la vie politique locale et l’opinion publique à l’époque et aujourd’hui encore figure cette question centrale : la tentative du 8 mars 1985 marquait-elle l’échec de la stratégie révolutionnaire de la conquête du pouvoir par le F. D. et le mouvement révolutionnaire comorien ? Ou n’était-ce qu’une machination politique manigancée par le pouvoir pour réprimer et étouffer l’opposition révolutionnaire comme le clamaient ses militants et les défenseurs des droits de l’homme ?
Quatre décennies après les évènements du 8 mars 1985, ma génération et celle des aînés qui nous ont précédés à l’ASEC avec Moustoifa Said Cheikh, comme leaders charismatiques entretenons l’omerta.
Nous nous réfugions dans le déni. Nous refusons d’entreprendre une réflexion critique sur ce sujet de peur de réveiller les rancœurs et les haines accumulées pendant les années noires où nos leaders et de nombreux militants se trouvaient dans les geôles et sous les tortures des mercenaires.
Cette tribune s’inscrit dans le droit fil du débat qui aurait dû s’ouvrir sur la place publique depuis de nombreuses années. Il s’agit d’une rupture avec la discipline de fer et le grand secret dans lesquels la majeure partie des intellectuels formés à l’école de l’ASEC nous nous trouvions confinés pendant des décennies.
Durant une très longue période, l’intelligentsia comorienne avec la complicité des dirigeants de cette organisation et du Front démocratique avaient imposé une chape de plomb en étouffant toutes discussions qui mettraient à nu l’existence d’un mouvement communiste organisé dans l’Archipel.
Une chape de plomb
Ma génération éprouve du mal à se dépouiller des oripeaux du centralisme démocratique et de la discipline de fer dont nous avons été biberonnés et nourris des années durant. On se tient tous par la barbichette.
Certains « camarades » (un terme banni aujourd’hui) de l’ancienne époque, les plus aguerris d’entre nous préfèrent faire table rase de ce passé, de notre militantisme et de notre engagement révolutionnaire, devenus gênants.
On attend depuis 40 ans des anciens dirigeants et des hauts cadres du Front démocratique et de toutes les composantes du mouvement révolutionnaire comorien des clarifications sur le mystère et l’opacité qui entourent cette « affaire du 8 mars », dont les conséquences politiques et idéologiques ont vivement marqué la génération Mao autrement connue sous l’appellation de « Msomo Wanyumeni ».
Notre silence aussi assourdissant qu’il était à la fin de la décennie 1980 avait déclenché moult interrogations. Les « Mao » que nous fûmes avions perdu la hargne et la fougue de notre jeunesse. Le pays et le peuple tout entier qui avaient cru en nous et espéraient des lendemains meilleurs ont très vite déchanté.
Notre génération et nos aînés ont désespéré Shongo Dunda et les ouvriers de la scierie de la Société Anonyme de la Grande Comore (SAGC), symbole de la lutte ouvrière du début de la décennie 1980 ainsi que les ouvriers agricoles de chez Pierrot.
Le peuple comorien « WO UMATI WA KOMORI » que la feuille de propagande révolutionnaire « Sawuti ya Umati » louait à longueur de tracts clandestins et de chansons révolutionnaires entonnées par l’ASEC, l’Union Fraternelle des Arts des Comores (UFAC), l’Alliance pour la Rénovation de la Culture (ARC) de Mitsamihuli et Mwangaza attendait des réponses des principaux acteurs et des leaders du Front Démocratique.
Il cherche toujours et encore aujourd’hui à comprendre les raisons de la débâcle du mouvement révolutionnaire comorien dont Moustoifa Said Cheikh portait l’étendard. Les réponses se font toujours attendre.
Certaines des grandes figures qui ont marqué l’histoire de ce courant de pensée et des combats menés pendant une vingtaine d’années contre le colonialisme, l’impérialisme, le féodalisme et les régimes qui se sont succédé à Moroni nous ont quittés sans fleurs ni couronne.
Fundi Abdou Mhoumadi, directeur Ali Mze Hamadi, Hassane Ahmed Halidi, Houssein Cheikh Soilihi, le Fundi et homme de plume Aboubacar Saïd Salim, l’ancien président de l’ASEC et ministre Ahmed Mohamed, pour ne citer que les anciens de l’ASEC et les dirigeants du Front Démocratique, ont emporté dans l’au-delà leur savoir encyclopédique et les grands et petits secrets de ce mouvement.
Les inspirateurs et incontournables leaders du Msomo Wa Nyumeni Abdoulkadir Hamissi et Aboubacar Cheikh ne sont plus là non plus pour apporter leur éclairage précieux sur le rôle joué par le puissant mouvement culturel et politico-idéologique de la jeunesse de la seconde moitié de la décennie soixante-dix.
Un parti qui n’a plus d’identité
Le Front démocratique crée lors des législatives de mars 1982, vitrine semi-légale du mouvement communiste pendant la première moitié de la décennie 1980 semble ignorer aujourd’hui que l’absence de clarification sur « l’affaire du 8 mars » a nourri le doute et le discrédit de l’opinion à l’égard de ses dirigeants.
Un parti devenu squelettique débarrassé de la doxa et de toute référence au marxisme-léninisme et à la pensée du grand timonier Mao Tse Toung.
Nous avons troqué la casquette Mao, la chemise rouge, le pantalon noir, les sandales en nylon et le sac en bandoulière Mao pour le Kandu, Djuba, Draguila et les costumes cravates.
Par un tour de magie les révolutionnaires qui ont conservé les clefs de ce parti se sont convertis à ce que nous appelions la « démocratie formelle bourgeoise » dès l’assassinat du président Ahmed Abdallah Abderemane le 29 novembre 1989.
Ils ont fini par accepter les institutions de la République Fédérale Islamique des Comores et entrer aux gouvernements et intégrer les plus hautes sphères de l’État, ce mal jadis vilipendé, condamné et décrié.
Aujourd’hui ce parti qui incarnait l’espoir et le changement et rassemblait la quasi-totalité des intellectuels et des cadres de la décennie 1980 a perdu ses troupes.
Il est devenu un parti marginal miné par des conflits internes. Il est à la remorque des évènements et d’autres partis et éprouve du mal à renaitre de ses cendres.
Feu Abdou Mhoumadi appelait déjà à sa dissolution dans une tribune publiée par le journal « Albalad » il y a quelques années en affirmant qu’il « avait rempli sa mission historique ».
La thèse controversée et développée par Fundi Aboudou dans ce quotidien me semble fort discutable pour plusieurs raisons.
Democrasy Mpiya
Le projet de société de cette courroie de transmission du mouvement révolutionnaire comorien visait à « renverser le pouvoir de la grande bourgeoisie et de l’impérialisme, mettre à bas toutes ses institutions et bâtir à la place un régime d’unité nationale et de progrès, la Démocratie Nouvelle, traduite littéralement par Démocrasy Mpiya.
« Un État démocratique et populaire qui incarnera les intérêts de toutes les classes populaires et de progrès, promouvant l’unité nationale avec le retour de Mayotte dans l’ensemble comorien, laïque et prônant la séparation de l’État et de la religion.
La dissolution des institutions fédérales et l’instauration d’une administration centralisée, unique et efficace figuraient en bonne place dans les propositions du Front démocratique au même titre que la réforme agraire, les nationalisations des propriétés féodales, des sociétés coloniales et celles des mercenaires. La terre devrait être distribuée à ceux qui la travaillent ».
C’est la quintessence du projet de société clairement affiché par le FD lorsqu’il s’était présenté aux législatives de mars 1982. C’était au temps de la Révolution nationale démocratique et populaire (RNDP) heureusement renvoyée aux calendes grecques.
Ce projet n’a jamais été réalisé (et pour cause) ni repris aujourd’hui par aucun parti politique. Il est jeté aux orties compte tenu des mutations idéologiques intervenues dans le monde depuis la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989.

Force est de reconnaître que l’effondrement organisationnel et politico-idéologique du F.D. a été l’œuvre du président Ahmed Abdallah et des mercenaires. C’est la plus grande victoire politique enregistrée par le Rais Ahmed Abdallah en quarante ans de vie publique, après la déclaration unilatérale de l’indépendance le 6 juillet 1975.
La déroute de ce parti, le plus important et le mieux structuré des derniers mouvements maoïstes de l’océan indien se réclamant de Marx, Engels, Lénine, Staline et de la pensée du grand timonier Mao Tsé-Toung, mérite l’attention particulière des historiens et la reconnaissance du peuple comorien pour les combats qu’il a menés contre les mercenaires et pour les libertés démocratiques de 1978 à 1985.
En soulevant ce débat sur la place publique, j’attends des militants et des intellectuels qui gravitaient autour de cette mouvance qu’ils sortent de leur silence complice et complaisant. Je les invite à s’exprimer sur la défaite du mouvement révolutionnaire et de l’idéologie marxiste – léniniste véhiculée par l’intelligentsia comorienne des années 1970 et 1980.
Cette tribune est un devoir de mémoire et une modeste contribution à ce pan entier de notre histoire contemporaine et celle de deux générations d’intellectuels engagés.