Le Centre national de Documentation et de Recherche scientifique (CNDRS) a organisé le 10 août une table ronde sur l’impact de la diaspora dans les différentes mutations de la société comorienne. L’anthropologue Abderemane Said Mohamed Wadjih, qui était l’un des quatre conférenciers invités à ce panel de discussions, avait passé en revue ce qui est arrivé au système de parenté à Ngazidja.
Propos recueillis par Hachim Mohamed
Masiwa – Docteur, c’est quoi au juste un système de parenté ?
Abderemane Wadjih – Définir la parenté (unduhuze) n’est pas chose aisée. C’est une question qui a longtemps occupé d’éminents spécialistes comme Rivers, Kroeber, Radcliffe Brown, Evans-Pritchard, Murdock et Lévi-Strauss. Mais d’une façon très schématique, on peut considérer que la parenté concerne la forme des relations entre les individus. Elle peut se définir comme les liens qui unissent aussi bien biologiquement que volontairement des individus entre eux. Toutefois, il ne faudrait pas réduire la parenté (unduhuze) aux consanguins (wa damu ndzima), individus qui descendent d’un ancêtre commun que l’on nomme une descendance. En effet, la parenté, ailleurs comme aux Comores, concerne aussi les alliés, c’est-à-dire, toutes les personnes liées les unes les autres à la faveur d’un mariage. Il faut cependant souligner que ceux que l’on considère comme parents (nduhuze) ou non varient en fonction des sociétés. Le « système de parenté », en tant que réseau complexe de liens parfois nombreux et très étendus, est spécifique aux sociétés ou à un ensemble de sociétés qui peut partager le même système. Ainsi, le lien entre l’oncle maternel et son neveu à Ngazidja, par exemple, n’est pas tout à fait le même qu’en Chine ou en France.
Masiwa – Par acculturation, les frères d’un père ne sont plus tous nommés « mbaba » et les sœurs d’une mère ne sont plus toutes nommées « mdzadze », les filles de la sœur d’une mère ne sont plus nommées « mwanamshwahangu » ou encore les frères d’une mère ne sont plus appelés « mdjomba »…
Abderemane Wadjih – Malheureusement, les gens croient qu’en appelant le frère de ma mère « tonton » et le frère de mon père « tonton » au lieu de « Mdjomba » (oncle maternel) et « Mbaba » (père), c’est juste substituer un terme à un autre. Or, c’est l’ensemble des relations entre les individus apparentés qui se trouve bouleversé. C’est d’autant plus grave que d’autres modèles de relations entre consanguins apparaissent aux Comores : « cousin » et « cousine » pour citer un exemple à la place de « frère » et « sœur » or les liens qui unissent « cousin » et « cousine » ailleurs n’ont rien à voir avec les liens qui unissent « frère » et « sœur » aux Comores. Pour aller droit au but, un autre système de parenté, importé de France, est en train de s’imposer aux Comores, notamment à Ngazidja avec des conséquences que l’on ne mesure pas encore aujourd’hui.
Masiwa – À Ngazidja ou dans l’archipel, le rôle d’un « mdjomba » n’a rien à voir avec celui d’un « mbaba », frère d’un père…
Abderemane Wadjih – Aux Comores, notamment à Ngazidja, nous vivons dans une société matrilinéaire qui accordait un rôle important à l’oncle maternel. C’était le Itswa daho, la tête de famille, de la maisonnée. De plus en plus, il est relégué au second plan de nos jours pour différentes raisons mais la principale n’est autre que cette aliénation qui nous amène à singer d’autres cultures qui paraissent dominantes, à muter, et à devenir autres (Risunguha wandrwadji).
Masiwa – Pourquoi nous ne savons pas conserver notre culture, ce qui lui donne leur irréductible spécificité ?
Abderemane Wadjih – Il nous manque quelque chose à nous Comoriens : la conscience culturelle. Nous vivons la culture sans porter un regard sur ce que nous vivons. C’est le travail de certaines personnes éclairées que d’expliquer aux pratiquants de cette culture, la richesse de cette culture. En effet, ce n’est pas parce qu’on est conteur ou conteuse que l’on comprend toute l’esthétique des contes comoriens ou leurs spécificités. Ce n’est pas parce qu’on est un « danseur de Mulid » que l’on comprend le sens profond de la gestuelle et en quoi elle renvoie à une mystique présente aussi chez les derviches tourneurs de Turquie. En un mot, il faut faire apprécier la richesse de notre culture au plus grand nombre, notamment aux plus jeunes afin qu’ils éprouvent le désir et perçoivent la nécessité de la préserver. Malheureusement, le ministère de la Culture ne joue absolument pas son rôle.
Masiwa – Vous êtes membre actif de l’association Uwanga qui se sent investie d’une mission, celle de sauvegarder et restaurer un patrimoine inestimable de Comores. Qu’est-ce qui a été fait pour essayer d’apporter une réponse à ce phénomène d’assimilation ?
Abderemane Wadjih – C’est une question très importante. L’association Uwanga, qui est également un mouvement dans le sens où nous essayons de créer un certain esprit, a entrepris de sensibiliser les populations comoriennes sur la nécessité de sauvegarder sa culture. Je souligne cependant qu’il ne s’agit pas de sauvegarder n’importe quoi du moment que c’est culturel. Non, nous sommes conscients que toute culture porte des aberrations qu’il faut à un moment extirper. Nous sensibilisons donc beaucoup en développant à travers les réseaux sociaux des émissions culturelles qui sont très suivies. Mais nous sommes également sur le terrain. Nous organisons très souvent des expéditions culturelles et pédagogiques sur des lieux historiques. Récemment, c’était sur les tombes de Masimu et Mtsala. Une vraie réussite.
Masiwa- Mis à part le système de parenté, qu’est-ce qui a été légué dans notre pays et qui est aussi sur la voie d’une destruction irréversible si rien n’est fait ?
Abderemane Wadjih – Je crois que tout est en train d’être détruit. Les monuments, depuis nos bangwe jusqu’aux djahazi. Notre littérature orale aussi, à commencer par les contes. En fait, c’est toute la culture comorienne qui est en ce moment en plein bouleversement et les conséquences sont déjà là. Nous devenons de plus en plus « autres », sans nous en rendre compte.
Abderemane Said Mohamed Wadjih est un des acteurs les plus actifs de la scène culturelle comorienne. Ecrivain, Docteur en Anthropologie à l’EHESS (Ecole de hautes études en sciences sociales) et professeur certifié de français. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages.