La justice comorienne a finalement accordé une liberté provisoire à Farhane Attoumani et Chamoun Soudjay. Cette libération même provisoire a provoqué une joie immense des militants pour la démocratie et des deux familles. Pourtant, les conditions de libération des deux membres de l’association Mabedja restent encore assez mystérieuses. Les ordonnances de mise en liberté et l’interrogation des avocats nous permettent d’y voir un peu plus clair. Par MiB
Les deux cadres franco-comoriens de l’association Mabedja étaient arrivés aux Comores les 21 août dernier avec la ferme intention d’organiser une marche pacifique et tenter de réveiller la société civile sur place. Cette décision était motivée par le fait que les autorités en place interdisent et répriment violemment toute manifestation de l’opposition depuis 2018. Ils ont été arrêtés les 25 août 2021 alors qu’ils s’entretenaient avec des commerçantes du marché de Moroni et immédiatement placés en garde à vue.
Selon les ordonnances de mise en liberté provisoire des deux hommes que Masiwa a pu obtenir, les deux Mabedja ont été inculpés « de faits de participation à un groupe criminel organisé, association des malfaiteurs, manœuvres de nature à compromettre la sécurité publique, troubles à l’ordre public et complicité » (sic). Rien que cela. L’on n’est pas loin des accusations de terrorisme que le Procureur a réfutées. Le fait même que les deux Mabedja ont pu obtenir une liberté provisoire après des accusations aussi graves est une preuve supplémentaire du fait que la Justice comorienne agit sur ordre de l’exécutif qui lui-même n’est guidé que par la peur d’un mouvement qui naitrait de manifestations incontrôlables comme cela s’est passé dans d’autres pays africains ces derniers temps.
Avocat de l’ombre et avocat de la lumière
La défense juridique de Farhane Attoumani et Chamoun Soudjay reste des plus ambiguës. Au départ, un collectif de 17 avocats s’est fait connaître pour les défendre. À la tête de ce collectif Me Ali Midhoire, avocat au barreau de la Réunion et membre actif de l’association Mabedja. Puis, une source anonyme nous a indiqué que la femme de Farhane Attoumani, Hindou Soilihi, appuyée par certains amis a constitué Me Idrisse Saandi, du barreau de Moroni. Cela a été confirmé par le message qu’elle a publié sur son mur Facebook après la libération de son mari pour remercier celui qu’elle appelle « l’avocat de l’ombre » qui, pour elle, « a œuvré pour la liberté de Farhane et Chamoune avec professionnalisme et éthique. » Dans un commentaire qui suit cette déclaration de remerciement, elle va plus loin en accusant d’autres, qui ne peuvent qu’être les 17 avocats, d’avoir ralenti la libération de son mari : « je sais qui a fait quoi dans ce dossier, qui a ralenti leur libération, qui a proféré des mensonges sur les chefs d’accusation ». Elle accuse clairement les avocats du collectif qui avaient évoqué le terrorisme comme l’une des causes de l’inculpation avant que le Procureur ne vienne démentir.
Pourtant, les quatre avocats du collectif qui sont à Moroni paraissaient se démener fortement pour ce dossier. On a vu, par exemple, Me Moudjahidi Abdoulbastoi et Me Youssouf Abdou Gérard faire une conférence de presse le 28 août 2021 pour se présenter comme étant parmi les avocats des deux Mabedja, soit trois jours après leur arrestation. Et après le départ en France de Me Moudjahidi, Me Gérard a pris la relève seul, avant que n’apparaisse un autre avocat Me Aboubacar. C’est le même Me Gérard qui s’est rendu à l’aéroport de Hahaya pour accueillir Delphine Soudjay, la femme de Chamoun Soudjay et son fils d’un an. C’est encore Me Gérard qui sort de la prison de Moroni, tout souriant, en même temps que les deux inculpés marquant sa satisfaction d’avoir pu obtenir une libération provisoire. Me Ali Midhoire s’est lui-même réjoui de cette libération dans un média de la Réunion, même si elle n’entrait pas dans la stratégie qu’il entrevoyait.
Comment alors comprendre les paroles de Hindou Soilihi ? Il semble qu’en plus du collectif, Me Idrisse Saandi a aussi été constitué pour la défense des deux Mabedja venus de France et même pour Mmadi Massoundi, le Mabedja local qui était venu leur apporter à manger et qui a été arrêté.
Des stratégies diamétralement opposées
Pourtant, Me Idrisse Saandi nous indique qu’ils ont déposé une demande de libération provisoire commune et signée par tous les avocats. Lorsqu’on lui pose la question, Me Ali Midhoire est ironique et affirme qu’il ne connait pas Me Idrisse qui est de fait un des avocats les plus en vue du barreau de Moroni. Une manière de dire qu’il ne reconnait pas la présence de cet avocat dans le dossier.
En réalité, le collectif des avocats (seulement quelques-uns sont constitués à Moroni), et particulièrement Me Ali Midhoire, ne voit pas d’un bon œil la présence de Me Idrisse Saandi dans le dossier. Certains d’entre eux, nous confient sous le sceau de l’anonymat que c’est un avocat proche du pouvoir, qui a de bonnes relations avec tous les juges et qui par conséquent arrive à des résultats. Un autre avocat en dehors de l’affaire nous confirme lui aussi les liens de l’avocat avec le pouvoir en place.
Les stratégies sont diamétralement opposées. Le collectif des avocats qui travaille gratuitement veut que les militants de Mabedja acceptent de suivre les procédures même si elles sont longues et ne pas tout précipiter. En cela, Me Ali Midhoire n’oublie pas qu’il est aussi un militant de Mabedja qu’à travers un tel procès, il est possible de dénoncer le régime Azali. D’autres avocats pensent la même chose. Me Idrisse Saandi, quant à lui, estime qu’il a été payé pour sortir ses clients de prison, le plus rapidement possible. Il se trouve que son point de vue est celui qu’ont envisagé Farhane Attoumani et Chamoun Soudjay. Après quelques jours dans la tristement célèbre prison de Moroni, ils sont épuisés par les conditions de détention jamais vues ailleurs (notamment l’absence de toilettes) et veulent sortir au plus vite.
Les oppositions entre les avocats retardent leur libération. Mais, dès qu’ils ont été entendus par le juge, ils déposent une demande de libération provisoire, le 11 septembre, sur les conseils d’un magistrat de la place, proche du pouvoir que Masiwa n’a pas encore réussi à identifier. Il faut savoir que malgré tout le sort des deux Franco-Comoriens préoccupe le gouvernement Azali, sous pression des autorités françaises, notamment parce que Delphine Soudjay ne dort pas et organise même une manifestation dans sa ville et intervient dans les médias locaux pour demander la libération de son mari « kidnappé ». Son arrivée aux Comores avec son fils est encore une manière de mettre la pression sur le gouvernement comorien. Deux jours après son arrivée, son mari est libéré.
Un contrôle judiciaire allégé
Les avocats s’entendent aussi pour déposer une demande de libération provisoire qui ne sera pas au final prise en compte puisque c’est la demande des deux inculpés qui est évoquée sur l’ordonnance de mise en liberté.
Le 13 septembre le Procureur de la République donne un avis favorable à la demande de libération provisoire. Et le même jour, le juge Oussamat Abdou ordonne la libération des deux hommes.
On peut noter que les conditions du contrôle judiciaire des deux Mabedja sont des plus clémentes. Ils se résument en quatre points : « répondre [aux] convocations » du juge, « ne pas tenir de réunions publiques ou privées », « ne pas faire des déclarations aux médias », « ne pas publier de messages dans les réseaux sociaux ». Autrement dit, il n’y a aucune mesure de pointage auprès du juge chaque semaine, aucune interdiction de quitter l’île ou le pays, des mesures qui avaient été prises par exemple contre des journalistes dans des procédures au pénal.
Dès qu’ils le voudront, ils pourront prendre l’avion et retourner auprès de leurs familles en France et toutes ces conditions posées par le juge tomberont à l’eau. Autant dire que le procès n’aura jamais lieu, sauf si le gouvernement veut donner l’exemple aux Mabedja locaux et créer la division entre ses opposants de l’intérieur et ceux de l’extérieur, en faisant comprendre que les premiers peuvent partir et les laisser dans la galère sur place. C’est aussi peut-être pourquoi les deux Mabedja de France n’ont toujours pas quitté le pays attendant sans doute la libération, au moins de Mmadi Massoundi qui a été arrêté au moment où il leur apportait à manger en prison.