Le 8 février dernier, à Marseille, dans l’hémicycle de la mairie, une bataille contre le racisme a pris fin dans un quasi-consensus entre Gauche et Droite. Après la prise de parole des élus républicains, le rapport 87 préconisant de donner le nom d’Ibrahim Ali, un jeune français dont les parents sont originaires des Comores, a été voté. La Droite, qui pendant 26 ans a refusé d’accéder à cette demande des associations, de la famille et des amis du jeune homme a joint toutes ses voix à celles de la Gauche qui en fait la proposition chaque année, en vain. Par Mahmoud Ibrahime
Voici un quart de siècle des hommes et des femmes de la ville de Marseille, mais aussi d’ailleurs, se battent pour que l’avenue des Aygalades devienne la rue Ibrahim Ali. Pour rappeler que c’est à cet endroit que dans ce Marseille multicolore, un enfant a été lâchement abattu parce qu’il était noir le 21 février 1995.
Un crime raciste
En février 1995, nous sommes en pleines élections présidentielles et municipales en France. Un mois de ramadan aussi. Le 21, les membres du groupe de rappeurs B-Vice sortent d’une répétition pour un concert en solidarité avec les malades du SIDA qui doit avoir lieu en mars. Il est 22 heures et ils marchent dans les rues de Marseille pour essayer de rattraper un bus de nuit dans un autre quartier. Ils tombent nez à nez avec trois colleurs d’affiches du Front National (FN), parti de Jean-Marie Le Pen qui avait fait la surprise aux élections de 1988 et qui espérait concrétiser l’essai en 1995.
Les trois militants du FN disent avoir été menacés et avoir essuyé des jets de pierres, mais les enquêteurs n’ont pas trouvé de pierres sur les lieux. Deux des militants du FN ont sorti des pistolets et n’ont pas hésité à leur tirer dessus. Ibrahim Ali dit Chibaco tombe, atteint d’une balle dans le dos.
Depuis 1995, associations et partis politiques de Gauche n’ont cessé de réclamer à la Droite une rue qui puisse rappeler pour toujours aux Marseillais ce crime raciste. Soly, président de l’association B-Vice, Samia Ghali, l’ancienne sénatrice socialiste et Jean-Marc Coppola, dirigeant du parti communiste à Marseille ont été cités à plusieurs reprises comme étant les piliers de ce combat. Soly a organisé avec les amis d’Ibrahim Ali, chaque année, le 21 février, une rencontre à la mémoire de son ami et pour réclamer que l’avenue des Aygalades, où il a été assassiné porte son nom. Chaque année l’équipe en place a refusé ce geste, même lorsqu’elle a intégré des enfants d’origine comorienne en son sein. Il aura donc fallu que la mairie soit reprise par la gauche l’année dernière pour que ce soit possible.
Dans l’hémicycle de la mairie de Marseille
Dès le premier conseil municipal de la nouvelle équipe, Samia Ghali renouvelle la demande qu’elle fait chaque année : l’avenue des Aygalades doit devenir la rue Ibrahim Ali. Sur ce point, les différents clans du Printemps Marseillais n’ont pas de divergence. Pour le maire aussi, c’était une évidence. Un maire, Benoit Payan dont on ne mesurait pas l’engagement sur cette question et dont l’émotion traversait l’hémicycle du conseil municipal. Après la présentation du projet, il ouvre les discussions en lançant : « Quelle fierté vous pouvez avoir les Marseillais de rendre à un Marseillais sa dignité, son honneur, de rendre à un enfant de Marseille son histoire ».
Samia Ghali a quant à elle rappelé que depuis 26 ans, elle renouvelle la même demande. Pour elle le changement de nom pour cette avenue « c’est pas qu’un petit symbole, ça veut dire aussi que nous aurons ancré dans l’histoire de la ville de Marseille ce qui s’est passé le 21 février 1995 ».
Puis Nouriati Djambaé prend la parole, assume dans cet hémicycle du conseil municipal son appartenance à la communauté comorienne et dit sa fierté d’avoir vu cette communauté retenir sa colère et appeler au calme au lendemain de l’assassinat. Elle n’oublie pas de dire quelques mots sur la mère d’Ibrahim Ali et sur sa famille : « Je partage la douleur de la famille qui depuis plus d’un quart de siècle n’a reçu qu’indifférence et mépris de l’ancienne majorité ».
Deux représentants de la Droite républicaine, Hayat Atia et Catherine Pila s’expriment après elle, avec mesure et dignité. La première annonce que tous les élus de la droite républicaine voteront pour l’avenue Ibrahim Ali et la deuxième présidente du groupe rappelle que si l’ancienne majorité n’a pas donné suite à la demande de faire de l’avenue des Aygalades l’avenue Ibrahim Ali, elle a tout de même donné le nom du jeune homme à un rond-point.
Le Rassemblement National (nouveau nom du FN) a demandé à pouvoir exprimer son point de vue, mais d’une manière autoritaire, le maire a refusé.
Benoit Payant explique aux représentants RN qu’ils doivent comprendre la douleur de la famille et se taire, mais ceux-ci manifestent bruyamment leur volonté d’avoir la parole. Le Maire leur lance : « Le Front national, gardez votre dignité déjà que vous en avez pas beaucoup !… J’ai honte pour vous ». L’insistance des élus RN finit par le faire sortir de ses gonds et piquer une colère qui ne les a pas calmés. Reprenant ses esprits, il rappelle qu’« Ibrahim Ali, il est mort, car il était noir ».
Le 21 février, rue des Aygalades
Symboliquement, la mairie a attendu la journée du 21 février, jour où les amis du disparu se réunissent avenue des Aygalades pour organiser une cérémonie officielle afin de dévoiler la première plaque de l’avenue Ibrahim Ali.
Les quatre interventions ont été très émouvantes, d’autant qu’elles ont été faites devant la mère d’Ibrahim Ali, silencieuse durant toute la cérémonie.
Ibrahima Ali, membre du collectif Ibrahim Ali ouvre la cérémonie et après avoir rappelé, comme le maire le 8 février qu’« Ibrahim est mort parce qu’il était noir », il a rappelé que le sens du combat mené depuis 26 ans est de faire en sorte que les idées du Front National ne s’étendent pas à Marseille. Puis, il fond en remerciements envers tous ceux qui ont permis d’arriver à l’avenue Ibrahim Ali. « Si vous ne voyez pas mes larmes, c’est parce qu’elles coulent à l’intérieur ». Mais, ses larmes inondaient les cœurs.
Ensuite, Fatima Maoulida a pris la parole au nom de la famille pour dire que si son cousin n’est pas rentré à la maison ce soir du 21 février c’est parce qu’« il a croisé des hommes aux idées racistes prêts à tuer ».
Le maire, Benoit Payan, a lui aussi eu les mots justes. « Il y a 26 ans, ici, naissait une blessure incommensurable » a-t-il affirmé. Pour lui, il faut combattre le racisme partout et toujours. « Rien n’est donné, il faut combattre pour obtenir ». Ses paroles ont réconforté ceux qui attendaient depuis 26 ans : « Renommer cette avenue était une responsabilité morale et un devoir politique. Nous n’avons fait que notre devoir ». S’adressant à la maman, il finit son discours par « Le nom d’Ibrahim Ali est désormais notre héritage, il fait partie de notre histoire commune ».
Soly, le dernier à intervenir tente de lire le slam qu’il a composé depuis le mois de janvier, mais ne peut s’empêcher des digressions. Il est aussi très ému.
« Dieu, que le chemin fut long
Jusqu’à ton Avenue, Ibrahim
T’es soudain moins absent
Le Vieux Port plus près de la Savine
Te voilà enfin Marseillais bien qu’un peu Comorien » dit-il à sa manière.
Après la médiathèque Salim Hatubou, l’avenue Ibrahim Ali vient marquer la présence des Français d’origine comorienne dans la ville de Marseille. Des enfants des Comores qui, comme les anciens navigateurs, le rappeur Soprano, le footballeur Hamada Jambay ou l’écrivain Salim Hatubou ont façonné aussi l’image de cette ville de Marseille qui est « une ville monde » comme le rappelait l’ancienne sénatrice Samia Ghali le 8 février dernier.
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