Masiwa – Vous avez sorti il y a quelques mois un livre intitulé : « Genre et travail au cœur de l’économie globale », basé sur les femmes comoriennes installées à Marseille. Quelles sont les caractéristiques des femmes sur lesquelles porte votre étude ?
Propos recueillis par MiB
Abdoul-Malik Ahmad – Ce sont des femmes qui sont arrivées à Marseille à partir des années 1970. Dans leur large majorité, les migrantes comoriennes sont arrivées à Marseille pour rejoindre un membre de la famille ou leur mari dans le cadre d’un regroupement familial. Une minorité est arrivée seule, le plus souvent sans papier. Ce qui ressort comme résultat, c’est que les logiques migratoires familiales peuvent se confondre avec les déterminants économiques (la migration en France comme une nécessité). À leur arrivée à Marseille, ces femmes font l’expérience du salariat et se retrouvent assignées dans les métiers subalternes et dévalorisées, parfois même lorsqu’elles sont diplômées. C’est ce qu’on appelle la déqualification. Dans l’ouvrage, j’analyse cette assignation des femmes racisées comme les femmes comoriennes dans les métiers subalternes comme s’inscrivant dans des politiques d’affectation à des métiers sur la base de stéréotypes à la fois racistes et sexistes.
Mais les femmes comoriennes installées à Marseille ne sont ni passives ni dépourvues de ressources face aux dominations. Elles savent faire appel à une pluralité de ressources face aux difficultés du quotidien. On le voit surtout dans leur engagement dans le commerce à la valise, l’objet du livre.
Masiwa – Qu’est-ce qui vous intéresse chez ces femmes ?
Abdoul-Malik Ahmad – Cette recherche est issue d’un étonnement empirique, de terrain : pourquoi les femmes comoriennes installées en France et surtout à Marseille sont nombreuses à se rendre à Dubaï pour faire du commerce, souvent sans parler anglais ni arabe ? J’ai voulu comprendre leurs motivations, les appuis familiaux, sociaux, financiers, etc. dont elles bénéficient, les négociations qui précèdent leurs départs, etc. Ces femmes se rendent à Istanbul, Dubaï, Damas ou Alicante, Vintimille…, à titre personnel, en groupe, en couple, ou seules, en vue d’acheter des produits multiples (produits alimentaires, des vêtements et des chaussures…) qu’elles transportent directement dans les valises et/ou qu’ils acheminent par conteneurs. De manière plus générique, l’objet du livre est de chercher à appréhender dans quelle mesure les déplacements commerciaux des femmes comoriennes révèlent et alimentent des parcours d’émancipation, pas toujours visibles, de femmes dont une large majorité n’a pas été scolarisée.
Masiwa – Dans vos recherches, avez-vous trouvé des différences entre les femmes vivant aux Comores et celles qui sont en situation de migrantes, particulièrement à Marseille ?
Abdoul-Malik Ahmad – La recherche ne porte pas sur ce type de comparaison. Mais ce qui ressort des parcours des femmes comoriennes installées à Marseille, c’est que l’émigration et l’entrée dans le salariat apportent à certaines d’entre elles une position centrale dans la sphère familiale dans les deux espaces d’ancrage (Comores et France). Certaines deviennent des sortes de « cheffes de famille » par leurs envois de fonds dans le pays d’origine. Et cette position vient faciliter la légitimation de leurs déplacements internationaux puisqu’elles sont vues comme des femmes responsables.
Masiwa – Comment expliquez-vous cette notion de « commerce à la valise » que vous rattachez à l’activité de ces femmes ?
Abdoul-Malik Ahmad – Le commerce à la valise est une activité économique mondialisée. On le retrouve un peu partout où il y a des « couloirs migratoires », comme le souligne très justement Michel Peraldi dans la préface de l’ouvrage, sociologue spécialiste de Marseille et du commerce à la valise. On retrouve ces « couloirs migratoires » dans la zone frontalière entre le Mexique et les Etats-Unis, la Turquie (Istanbul) et les pays euro-méditerranéens, Dubaï, etc. Dans ces couloirs circulent des marchandises, des informations et des imaginaires.
Le commerce à la valise conduit de nombreuses femmes africaines, asiatiques, latino-américaines et est-européennes à prendre la route et à parcourir des milliers de kilomètres, par avion le plus souvent, à la recherche de produits manufacturés (vêtements, chaussures, accessoires féminins, bijoux, de l’or, etc.). Ceux-ci sont transportés directement dans les bagages et/ou sur soi, dissimulés comme des objets personnels sans que l’objectif commercial soit révélé, afin de contourner les autorités douanières. Ce commerce met en évidence l’habileté et les tactiques de ces commerçantes lors des franchissements des frontières.
Masiwa – Le travail libère-t-il ces femmes ?
Abdoul-Malik Ahmad – Cette question est un des questionnements centraux de l’ouvrage. Merci de la poser. La réponse est complexe même si je considère que l’insertion dans le salariat et les déplacements commerciaux des femmes comoriennes déstabilisent et transforment (légèrement) les rapports de domination surtout de genre, liés à la tradition au sein des familles et de la communauté villageoise. Le travail produit une libération sous contrôle si je puis m’exprimer ainsi. Certaines d’entre elles, une minorité qui voyage en solitaire, ont une émancipation plus avancée que les autres qui ne peuvent se déplacer qu’en groupe. Elles s’affranchissent des rumeurs et soupçons communautaires et des pressions familiales. Je déconstruis plus longuement ces soupçons dans l’ouvrage.
Masiwa – Quelles sont les contraintes que ces femmes rencontrent dans l’exercice de plusieurs activités ?
Abdoul-Malik Ahmad – Les contraintes sont plurielles, mais montrer comment les femmes comoriennes les contournent est ce qui m’a le plus intéressé dans l’ouvrage. On peut citer les contraintes conjugales, le mari qui refuse que sa femme voyage même accompagnée ou qui impose qu’elle anticipe les tâches domestiques avant de partir, les contraintes communautaires qui se manifestent à travers des rumeurs sur ces mobilités féminines vues comme transgressives. Il y a aussi les contraintes financières qui sont aussi centrales : est-ce que la tontine sera suffisante, dois-je me servir dans le salaire, etc.
Masiwa – Ces femmes rencontrent-elles le succès dans les affaires ?
Abdoul-Malik Ahmad – Si par succès dans les affaires, vous entendez faire un chiffre d’affaires conséquent, la réponse est négative. Mais si on analyse le succès d’un point de vue sociologique et pas nécessairement comptable, je dirai oui. À la différence de l’économiste, le sociologue fait plus attention à la dimension symbolique (honneur, reconnaissance) et sociale (les relations) de l’activité économique. Beaucoup de ces femmes, surtout les plus âgées sont des figures tutélaires de la scène sociale comorienne à Marseille. Ce sont des figures de référence dans la communauté, vers qui on se tourne pour être conseillé quand on a des courses importantes à faire à l’étranger comme l’achat de l’or des festivités coutumières, ou pour les commissionner pour acheter des marchandises spécifiques, etc.