Il est incontestable que si les sommes faramineuses transférées par les « Jeviens » étaient utilisées raisonnablement, le pays serait transformé de fond en comble. Malheureusement, nous assistons d’un, au recul troublant de notre développement économique et, de deux, à une amplification galopante de l’exclusion sociale. Je pense que c’est là une des conséquences directes de la façon dont nous avons structuré notre politique économique qui est restée informelle.
Par Ben (Montréal/Québec)
Rien n’a été mis en place pour faire fructifier cette manne récurrente de la diaspora. En focalisant notre organisation sociale autour du grand-mariage, nous avons certes réussi à enraciner cette culture dans notre subconscience et à faire émerger une classe de citoyen traditionnellement aisée, faisant de nous un peuple unique, mais à quel prix ?
S’acheter l’honneur
Le grand-mariage accorde une priorité à la fanfaronnade précurseur de la décrépitude sociale. Or, ce n’est pas là son but primaire. En poussant chaque année des milliers de Comoriens dans une compétition malsaine, dans le but ultime de gagner la plus haute place dans le village, par ce passage obligé, n’avons-nous pas démontré notre incapacité à innover pour créer une société complexe et progressiste où toutes les formes de réussites seraient valorisées ? Hypnotisée par cette finalité où l’honneur peut s’acheter, à défaut de l’obtenir autrement, notre société n’est-elle pas en train de gommer la créativité culturelle qui favorise les ajustements indispensables pour mieux se conformer à la nature humaine en constante évolution ? Le laisser-aller actuel face à ces dépenses colossales mobilisées pour gagner sa place dans cette tradition pervertie, où n’importe qui peut faire n’importe quoi, est lourd de conséquences pour l’avenir de notre culture et celui de nos enfants. En effet, à chaque fois qu’on laisse déraper un secteur quelconque de l’organisation sociocommunautaire, le retour du balancier frappe d’autres secteurs inattendus. Et, c’est ce qui exaspère la jeune génération de « Jeviens » et de « Jerestes ».
À leurs yeux, cette navrante obsession à l’exagération où toutes les économies souvent amassées dans des conditions pitoyables sont dilapidées sans vergogne, pour le bien-être individuel, n’est plus acceptable. Aujourd’hui, plus cultivés et plus entregents que leurs prédécesseurs, les jeunes se questionnent (les parents instruits aussi) de plus en plus sur la place que doit occuper dans leur vie cette tradition au coût prohibitif et qui discrimine tout un pan de notre société sans y apporter nécessairement, du point de vue financier, de la richesse collective. Ayant pris conscience de ces problématiques insolvables, de nombreux jeunes se sont laissés captiver par d’autres cultures plus libérales et plus réalistes, à leurs yeux. Ce rejet culturel est inacceptable ! Malgré ses excentricités et ses tares, nous avons besoin de cette tradition ainsi que de toutes les générations pour la conserver. Notre culture est unique, à nous de lui donner le visage qui nous sied. Mais compte tenu de son prix devenu insupportable, le anda n’est-il pas en train de s’autodétruire sans le savoir ?
Une nouvelle stratégie
De Paris à Marseille en passant par Dunkerque et d’autres contrés lointains, des voix s’élèvent pour dénoncer ses effets pervers parce que notre système de solidarité sociale qui focalise son dynamisme essentiellement autour des mashuhuli semble ignorer les enjeux qui secouent le monde contemporain. Face à un tel constat, il faut impérativement reconsidérer ce lien ancestral sous un autre angle afin de prévenir sa rupture dans une crise culturelle qui jetterait l’eau sale du bain et le bébé avec. Autrement dit, il s’agit d’adopter une nouvelle stratégie de rapprochement communautaire afin d’établir un pont culturel et intergénérationnel parce que l’époque glorieuse des wadjomba jeviens mafanya anda wo mdjini est révolue.
Mais qu’est-ce qu’un « Jeviens » au sens social du terme ? C’est un émigré ayant comme objectif principal de construire une maison (qu’il n’habite pas) et de revenir un jour dans son village, les poches remplies d’argent des mitsango, pour honorer le grand-mariage. Néanmoins, malgré sa vision limitée à sa localité voire même à son quartier, le « Jeviens » a le mérite de contribuer à la qualité de vie de sa cité en bâtissant bangwe, écoles, rues, dispensaires et beaucoup de mosquées. Nos jeunes pourront-ils en faire autant ? Affirmatif, mais sous d’autres formes de participation citoyenne grâce à leurs capacités à déployer leurs savoirs au-delà des frontières sociales préétablies.
Je ne viens pas fanfaronne
Je plaide donc pour un nouveau concept que j’emprunte au président de la FCC : « jecontribue ». Les « Jeviens » une fois leur objectif ultime atteint n’ont plus grand-chose à offrir à leur communauté. Ce n’est pas le cas pour les jeunes. En raison de leurs connaissances du fonctionnement du monde moderne, ils soutiennent sans relâche diverses initiatives aux effets durables lorsqu’ils débarquent au pays. Leur crédo : « jevienspas », fanfaronner, moi, « jecontribue ».
Mais comment établir la transition en douceur entre cette jeunesse tournée vers le monde et ceux qui continuent d’alimenter l’esprit villageois du paraître, sans détruire ce formidable tissu social qui est notre patrimoine identitaire ? Comment l’entretenir sans forcément se ruiner et sans faire fuir nos enfants fascinés par d’autres cultures ? Ces questions demandent impérativement une réponse, car, en raison de la hausse des naissances à l’étranger et de la réduction du nombre de migrants, les wadjomba « jeviens » jadis majoritaires ne représenteront plus d’ici une décennie l’emblème de notre diaspora.
Le phénomène n’est pas nouveau, on le sait. La mobilité des gens entraine inéluctablement un nouveau produit social. Par exemple, à Madagascar, les Zanatany, nés sur la grande ile, s’étaient démarqués des Adzudzu venus de l’archipel. Lorsque la pyramide démographique s’est renversée, ils ont créé leurs propres mouvements sociaux non pas pour renier leurs origines comoriennes, mais pour amener les gens à poser sur eux, un nouveau regard inclusif. C’est ainsi qu’ils ont réussi à se positionner dans les sphères de la politique, du sport et de la culture à Madagascar. N’est-ce pas eux qui ont enrichi notre folklore en exportant le debaa, le mbiwu, le wadaha, le murenge, le mgodro, le kandza, le maulida ubandza, etc.
Des jeunes plus pragmatiques
C’est pourquoi il faut encadrer la nouvelle génération afin qu’elle puisse apprécier davantage l’autre face de la médaille du anda. Les jeunes peuvent apporter plus à notre culture, en lui donnant une touche de modernité, s’ils sont mieux informés des avantages et des inconvénients et des liens sentimentaux qui nous lient à celle-ci. Ils n’ont pas peur de manifester leurs réticences face à la pensée unique. Ils veulent être reconnus au niveau national par d’autres canaux et ils le prouvent en s’appropriant les espaces publics et la parole, colonisés par une logique politicienne et marchande. Ils cherchent à apporter leurs savoir-faire-complexes à la nation en étant constamment à l’affut de grands défis à relever.
En somme, ils s’identifient avant tout comme Comorien et non pas comme l’enfant d’un village. Ils sont donc aux antipodes de cette attitude trompeuse véhiculée par les « Jeviens » comme quoi la vie est facile en Occident. Ils se sont appropriés une, voire plusieurs expertises qu’ils cherchent à exportés. Ils sont pragmatiques, n’ont pas peur de relever plusieurs défis. Ils se sentent interpelés par la misère qui entoure leur communauté et cherchent les moyens d’y échapper. Ils sont contre les inégalités sociales n’hésitant pas à les dénoncer, quitte en à payer le prix (malapvo). Ils sont artistes, écrivains, chercheurs, sportifs, professeurs d’université, financiers, professionnels de tout calibre, bref, ils sont la fierté de la nation comorienne prêts à contribuer à quelque chose de plus grand, pour la nation qui leur a donné une identité tout en restant citoyens intègres de leurs pays natals.
Les êtres humains ont été constamment en mouvement et à chaque fois, ils se sont adaptés à leur nouvel environnement tout en sauvegardant les traditions et les valeurs morales qui les caractérisent. C’est en adoptant bien souvent ce genre d’attitude qu’ils se sont émancipés et ont prospéré loin de leur lieu de naissance. Les Comoriens ne peuvent pas être une exception. Pour contrer le mouvement des mashuhuli qui rament à contre-courant de la mondialisation, se donner une perspective favorable et profiter de la prospérité. Nous devons refuser de baisser les bras et laisser une seule voix parler pour tous. Certes, notre culture est une richesse collective, cependant, elle reste vulnérable sans le support de nos enfants qui comprennent mieux le fonctionnement du monde d’aujourd’hui. Pour réussir ce pari, nous devons les encourager à rajouter le anda à leur système de valeurs. C’est ce travail qui consiste à unifier le vieux et le neuf qui m’interpelle: « Jecontribue ».