« Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge » (F. Fanon). Tel sera le fil conducteur de ce rendez-vous hebdomadaire, entre le jeune homme que je suis et les lecteurs que vous êtes. Un rendez-vous que j’espère permettra de donner des mots à la réalité quotidienne à l’intérieur du pays et dans sa diaspora. Cette tribune, qui m’est offerte, sera d’une certaine manière la continuité d’une autre chronique que je tenais depuis 2018 dans un autre journal de la région. Une porte dérobée nous permettant de nous inviter à la table des discussions. J’emprunte donc le titre de « Swauti Ya Umati » et j’aspire à être digne des patriotes qui, au péril de leur vie, ont écrit l’espoir, celui du réveil de notre peuple face à la barbarie des mercenaires et, avant eux, face à la colonisation.
Par Khaled Simba
L’armée et le peuple : Une équation qui ne prend toujours pas
Nous allons aborder la relation sauvage que notre armée unifiée en Armée nationale de Développement (AND) entretient avec la population. Il y a quelques jours, une scène de violence a été capturée à Anjouan et a choqué plus d’un. On y voit trois gendarmes maltraiter un jeune homme de manière brutale et animale. Cette scène n’est pas isolée, elle résonne avec d’autres incidents troublants. Le 20 février 2017, un jeune homme a été passé à tabac par les forces de l’ordre à l’arrière d’un pick-up dans la cour du lycée de Moroni. En avril 2021, Hakim Bapalé a perdu la vie aux mains de l’armée. Le 10 février 2015, un groupe de la funeste FCD a débarqué à Mitsudjé et a ouvert le feu pour une histoire de Trembo (alcool local). Le journaliste Toufé Maecha, quant à lui, a été torturé à la gendarmerie…
Ce qui est commun à ces récits de bavures, c’est leur caractère public, mais le nombre d’incidents – si on peut les appeler ainsi – commis sur des citoyens lambdas dans le silence des médias est immense. Je pourrais vous parler de mon ami qui a été roué de coups pour un regard qui n’a pas plu à certains éléments des forces armées, dans l’enceinte de la gendarmerie de Moroni. Frappé, ensanglanté, jusqu’à ne plus pouvoir retenir ses selles. Chacun d’entre nous aurait une histoire similaire à raconter.
Cependant, il est vital de reconnaître que cette situation est en partie le résultat d’une politique de développement quasi inexistante pendant une très longue période. Notre armée, forgée dans des contextes historiques et sociopolitiques, complexes, porte en elle les traces de son histoire. Depuis notre indépendance, son rôle et sa structure n’ont cessé d’évoluer et malheureusement, des déficits majeurs tels que le manque de formation adéquate, les clivages internes et une compréhension limitée des responsabilités civiles ont souvent entravé son bon fonctionnement.
L’étude sociologique « À l’origine de nos soldats : une socioanalyse de l’AND » du Dr Abdoussalami, publié dans Al-fajr (n°1229 du 24/01/2019), révèle comment nos forces armées sont issues d’un contexte historique et social complexe. Cette étude rappelle qu’à la sortie de la colonisation, les recrues étaient souvent des jeunes issues de milieux modestes, engagés dans la profession militaire avec une instruction considérée comme suffisante. Les hauts gradés formés à l’étranger ont ensuite pris le commandement, mais le manque de ressources et de formations appropriées a entravé la maturation professionnelle et l’éthique politique de l’armée.
Aujourd’hui, l’armée est devenue la bouée de sauvetage de tous les délinquants de nos quartiers. Cette politique, qui aurait pu être un éclair de génie, est devenue le cauchemar de toute la population. Ces jeunes qui ont longtemps été désœuvrés et qui n’ont même plus un niveau de formation acceptable, se retrouvent au-devant de la scène et doivent gérer des situations de conflit. Les éléments les plus basiques de droits humains sont méconnus ou ne sont pas respectés par ces recrues. Aucune formation. Certains étant incapables de lire et comprendre un texte de loi. Les voilà donc en train d’agir sans retenue et sans considération du rôle qui est le leur face à la population.
Dans ce paysage, l’armée des Comores se retrouve souvent à l’avant-garde de la répression, une tâche complexe dans une société en mutation où l’exercice de l’autorité vacille. Nos soldats sont à la fois des hommes en treillis et des membres de nos communautés, avec des similitudes et des défis partagés. Cependant, leur méconnaissance des principes d’obligation de réserve, associée à un recours excessif à la force, dénote une tentative de compensation psychologique pour revaloriser leur statut et leur rôle.
Face à cette dure réalité où la relation entre les forces armées et la population civile semble être caractérisée par des abus et des violences récurrents, une refonte complète est nécessaire. Des solutions existent et nous lançons ici quelques pistes qui ont fonctionné ailleurs :
- Transformer notre police en une police de proximité avec des mécanismes de consultation régulière avec les représentants de la société civile et les communautés locales. Afin d’installer un dialogue régulier et un engagement communautaire.
- Former et sensibiliser à la protection des droits de l’homme et au respect des civils de manière continuelle.
- Instaurer plus de transparence au sein des forces armées par la mise en place de mécanismes de signalement des abus, indépendants des hiérarchies militaires.
- Responsabiliser les auteurs de violences injustifiées, qu’ils soient membres des forces armées ou non.
- Réformer l’institution pour la mettre dans les normes du siècle qui est le nôtre
- Mettre en place des programmes d’éducation civique pour aider à renforcer la compréhension mutuelle entre les forces armées et la population.
En conclusion, il est possible de changer la dynamique entre les forces armées et la population en utilisant des leçons tirées des expériences d’autres pays africains. Les pistes de solutions issues incluent la formation et la sensibilisation pour inculquer le respect des droits de l’homme, la transparence pour instaurer la responsabilité, le dialogue communautaire pour renforcer la confiance, et la réforme institutionnelle pour refléter la diversité de la société. Il est impératif de transformer notre armée en une force professionnelle, républicaine et citoyenne, véritablement dédiée à la protection et au développement de notre nation. Nous ne pouvons pas continuer à accepter une armée qui nous malmène et nous tue à petit feu.
En attendant, soyons intègres, soyons citoyens, soyons Comoriens, et le meilleur suivra.