Me Gérard Youssouf était le représentant de Mouigni Baraka à la CENI. Il explique comment celle-ci a conduit les opérations de vote, puis les compilations des résultats. Pour lui, il n’y a aucun doute : la CENI a exécuté un plan de fraude élaboré par le pouvoir en place, en faveur du chef de l’État sortant.
Propos recueillis par Hachim Mohamed et MiB
Masiwa – Qui vous a désigné pour le représenter à la CENI ? Communiquiez-vous vous avec lui avant, pendant et après les opérations électorales ?
Gérard Youssouf – J’ai été désigné par le président du parti RDCE, Mouigni Baraka Saïd Soilihi, pour représenter son parti à la CENI. J’ai donc accepté avec fierté ce mandat noble au profit du peuple comorien. Durant tout le processus électoral, je n’ai à aucun moment manqué d’échanger et de communiquer tant avec mon mandant qu’avec plusieurs responsables politiques et candidats de l’opposition à ces élections. Je communiquais le plus souvent avec eux sur certains points essentiels et les obstacles qui étaient prévisibles.
À titre d’exemple, j’ai tenté à plusieurs reprises d’obtenir la tenue d’une assemblée générale pour discuter des questions récurrentes du processus, sans suite favorable. J’ai donc informé les candidats qui n’ont pas manqué d’agir en demandant une rencontre d’urgence avec la CENI où toutes ces questions indispensables ont été posées sans obtenir gain de cause.
Durant les derniers moments précédant le chavirement de la CENI, j’ai tenu informé mon mandant de la situation et de tous les préparatifs frauduleux qui étaient en cours d’exécution au niveau du centre de dépouillement, de compilation et de tabulation. Je lui ai fait connaître les risques qu’il y avait sur ma personne dans la mesure où certains collègues commissaires ont trahi ma confiance. Certains ont déjoué le plan convenu pour mettre fin à ces fraudes. Ce plan était réalisable dans la mesure où nous étions 7 sur les 13 membres composant la CENI. Enfin, il faut reconnaitre que c’est sur la base des informations que j’ai communiquées que les cinq candidats ont déclaré le mardi lors d’un point de presse qu’ils n’accepteront pas les résultats la CENI.
Masiwa – Pendant le double scrutin, il y a eu une série d’anomalies relevées et répertoriées par les candidats de l’opposition, pourquoi la CENI n’a rien fait pour les corriger ?
GY – La CENI a une grande part de responsabilité sur tout ce qui s’est passé durant le processus électoral même si les responsabilités se situent à plusieurs niveaux et acteurs agissant volontairement ou involontairement. En mon âme et conscience, je reconnais l’échec de la CENI, bien que cela était prévisible et a été planifié et exécuté jusqu’au plus haut niveau de l’État. Pour toutes ces raisons, la CENI ne peut être flexible vis-à-vis de la situation ou agir d’une manière raisonnable, légale ou positive afin de garantir un scrutin libre et transparent.
Masiwa – Clairement, y a-t-il eu des fraudes le 14 janvier ? Est-ce que la CENI a participé à l’organisation de ces fraudes ?
GY – Effectivement, il y a eu des fraudes massives au niveau de la CENI. Ces fraudes ont été organisées par le pouvoir, planifiées et exécutées par le bureau de la CENI. Ces fraudes reposaient sur certains axes dont, d’une part, sur les documents électoraux. En effet, après l’adoption par l’Assemblée générale de la CENI de l’ensemble des modèles des documents électoraux, ils devaient être officialisés par arrêté du ministre de l’Intérieur 45 jours au moins avant le scrutin et avant toute production ou impression. Cette formalité n’a jamais été accomplie, volontairement, tant par la CENI que par le ministre responsable des élections, ce qui constitue une violation flagrante de l’article 262 du Code électoral. Seuls les membres du Bureau de la CENI de concert avec le ministère de l’Intérieur ont eu accès à la confection, commande, impression et conservation des documents électoraux.
Les fraudes organisées par la CENI reposaient d’autre part sur la désignation des membres des bureaux de vote (MBV). Le Code électoral en ses articles 217 et 218 fixe les conditions de recrutement des MBV, tous recrutés suivant un appel public à candidatures et une sélection transparente et impartiale. Cette procédure a été observée à Mohéli et Anjouan, mais à notre grande surprise, les MBV recrutés et formés à Anjouan ont tous été remplacés ; ceux sélectionnés à Mohéli ont été également remplacés et empêchés de suivre la formation. Les nouveaux MBV de Mohéli ont été « formés » sous haute surveillance de l’armée tel qu’il a été filmé et reporté. Le président de la CENI, malgré les assurances qu’il m’a fournies tendant à corriger sans complaisance ces errements graves, se trouve être à la manœuvre !
Masiwa – De nombreux bulletins de vote ont été saisis avec une croix déjà mise sur le nom « Azali Assoumani ». Est-ce que ce n’est pas la CENI qui devait commander les bulletins et qui devait les distribuer ?
GY – Comme répondu précédemment, seuls les membres du bureau de la CENI disposaient des documents électoraux. Il leur appartient ainsi qu’au département logistique de répondre, sans détour, à la question et en assumer les responsabilités.
Masiwa – Que pensez-vous du comportement d’autorités proches du pouvoir pendant ces élections : le ministre de l’Intérieur, Fakri Mradabi, dans un bureau de vote de Moroni pour exclure un assesseur, le VP Baco qui a introduit deux bulletins dans l’urne, le conseiller spécial et fils du président Nour el Fath qui a appelé les militants de la CRC à bourrer les urnes, le maire de Fomboni qui introduit plusieurs bulletins dans l’urne… ?
GY – C’est une question de conscience et de responsabilité. Ils ont commis des infractions pénales graves de conséquences. À l’autorité judiciaire compétente d’engager les procédures spécialement établies à cet effet.
Je reste convaincu qu’ils le regretteront un jour d’avoir agi illégalement au détriment de toute la nation. Ils sont aussi responsables des nombreux décès suite à cette mascarade électorale.
Masiwa – Est-ce que la CENI a manipulé les chiffres après les votes ? Comment sommes-nous passés de 60% à 16% de participation en quelques jours ?
GY – Il est regrettable de constater qu’il existe d’énormes écarts entre le nombre d’inscrits publié par la Cour suprême et celui communiqué officiellement par la CENI. Cette situation laisse présumer qu’il y a eu deux fichiers électoraux avec des chiffres différents.
Mesdames la secrétaire générale (NDLR : Tahadhibati Kambi, désignée par le chef de l’État, Azali Assoumani) et la chargée de la Logistique (NDLR : Yasmine Hassane Alfeine, désignée par la majorité de l’Assemblée de l’Union) sont déployées respectivement à Mohéli et à Anjouan pour superviser le scrutin. Elles sont mieux placées pour répondre à la question et, surtout, à cette forfaiture. Elles se sont substituées aux démembrements insulaires, ont mis hors circuit, pour la commission de cette forfaiture. Elles ont été dans la planification, dans la préparation et dans l’exécution de cette grande manœuvre frauduleuse. La même situation s’est produite à Ngazidja où le président de la Commission électorale insulaire se trouve être dans la planification, dans la préparation et dans l’exécution de la fraude électorale. Partout, ils ont supervisé le convoi du matériel électoral, l’acheminement des résultats électoraux, « leur dépouillement », « leur tabulation » dans la clandestinité, après l’exclusion des autres membres des CEII et CENI.
J’ai effectivement découvert le lundi 15 janvier qu’au palais du peuple, un dispositif de centralisation et de tabulation des résultats a été mis en place, excluant la grande majorité des membres de la CENI, interdits d’accéder dans les deux salles spécialement aménagées pour l’accomplissement de la forfaiture. Une salle de « dépouillement » comportant une vingtaine de personnes non membres de la CENI et recrutées pour la circonstance à l’insu de l’Assemblée générale de la CENI. Une salle de « tabulation » comportant une trentaine de personnes non membres de la CENI recrutées pour la forfaiture ; dotés de 11 ordinateurs, ces intrus, au milieu de quatre agents d’appui du personnel de la CENI, ont procédé à la « tabulation » sous la supervision active du Commissaire Monaward Ahmed Mshangama qui se trouve être responsable du fichier électoral, responsable en chef du dépouillement, de la saisie et de la tabulation. Quelques collègues avertis semblaient partager mes préoccupations et inquiétudes, mais se sont vite rangés. Par ailleurs, il m’a été donné d’apprendre, à travers des indiscrétions de certains collègues, que la proclamation fallacieuse des résultats provisoires n’avait pas tenu compte des suffrages de 388 bureaux de vote d’Anjouan et de Mohéli alors même que la CENI disposait du temps nécessaire pour une proclamation de l’ensemble des suffrages exprimés sur l’ensemble du territoire comme exigé par le code électoral.
Sauf indication contraire du Président de la CENI, rien ne justifiait, une proclamation partielle des résultats. Dans tous les cas, aucun procès-verbal de la CENI ne fera état d’une délibération quelconque de l’Assemblée générale qui aurait pris connaissance des résultats électoraux proclamés par le Président de la CENI.
Cela veut dire tout simplement qu’il n’existe aucun procès-verbal de délibération des résultats du double scrutin. Or le procès-verbal est la pièce maitresse qui pouvait justifier que ces résultats sont validés et adoptés par la CENI et que par conséquent, ils peuvent être proclamés et publiés. C’est aussi à partir de ce Procès-verbal que les résultats sont communiqués à la Cour suprême, ce qui permet à la Chambre électorale et contentieuse d’être saisie légalement. Par conséquent, l’absence du procès-verbal de délibération de la CENI justifie que la chambre électorale et contentieuse n’a jamais eu communication des résultats de la CENI ni n’a été saisie officiellement ou légalement afin de se prononcer.
Enfin, il faut avouer que l’échec de nos institutions est consommé, car malheureusement la Chambre électorale de la Cour suprême a commis une faute irréparable en ce sens qu’elle a statué ultra petita (NDLR : sur une chose non demandée). Jamais dans l’histoire de la Justice contemporaine ou moderne, aucune juridiction ou Cour n’a pu statuer sur un cas quelconque sans y être saisie, contrairement au parquet. Il est d’une flagrance avérée que la Cour suprême des Comores n’a jamais été saisie officiellement par la CENI pour la communication des résultats des élections du 14 janvier 2024 comme il résulte de l’article 64 du code électoral.
La seule pièce maitresse de cette procédure est le procès-verbal de délibération des résultats qui devrait être établi et signé lors d’une assemblée générale de la CENI pour certifier la validité des résultats avant la proclamation. Ce document d’une grande importance ne figure pas dans le dossier transmis à la Chambre électorale de la Cour suprême. Dans sa décision n°24-002/CS du 24 janvier 2024, relatif aux résultats des élections présidentielles, il est confirmé que le mode de saisine de la chambre électorale est irrégulier, parce qu’il n’y a jamais eu de procès-verbal de l’assemblée générale de la CENI validant les chiffres. Par conséquent, cette décision est illégale, nulle et inapplicable, car elle ne se fonde sur aucune base juridique légale.
Masiwa – Vous aviez promis à nos lecteurs un scrutin qui serait démocratique, jugez-vous que le scrutin a été démocratique ?
GY – Oui, j’ai promis à plusieurs reprises dans les médias qu’il y aurait un scrutin libre, transparent et démocratique, car j’avais beaucoup de confiance envers les membres de la CENI et surtout envers la détermination de mon professeur, mon ami et président de la CENI (NDLR : Saïd Idrissa) qui n’a cessé de répéter l’engagement qu’il a pris pour nous assurer un scrutin exemplaire.
Il a répété ces affirmations devant des ambassadeurs de l’Union européenne, celui de l’Afrique du Sud, de la francophonie, la délégation des Nations unies et en présence des candidats à la CENI le 16 décembre 2023. Il avait alors martelé que les fraudes honteuses lors des élections précédentes ne se reproduiraient jamais tant qu’il tenait les rênes de la CENI.
De même la secrétaire générale de la CENI a tenu des propos rassurant en affirmant que la CENI ne se laissera pas faire et fera de son mieux pour la tenue d’un scrutin libre et démocratique lors d’un atelier de formation des journalistes le 8 décembre 2023.
La chargée de la logistique a fait une promesse ferme au peuple comorien en affirmant que la CENI s’est engagée à faire rayonner la démocratie à travers un scrutin équitable, libre et démocratique et que son bureau fera tout pour la réussite de ces élections (atelier de formation des ONG le 14 décembre 2023). Donc, il y avait des raisons de penser qu’il y aurait un scrutin libre et transparent. J’avais beaucoup confiance en notre équipe.
Masiwa – Pensez-vous que le président de la CENI, Saïd Idrissa, était à la hauteur de sa mission ? A-t-il pu sortir de son costume de militant de la CRC ?
GY – Cela est laissé à la libre appréciation de tout un chacun. Ce que je peux dire c’est qu’il a une grande expérience et dispose de toutes les compétences et qualités requises pour une telle mission pour le bien-être du pays. Il aurait pu mettre cette expérience au service de la nation pour la tenue d’un scrutin transparent, non conflictuel. Son attitude lors de la proclamation des résultats peut laisser croire que lui-même n’imaginait pas l’ampleur et la portée de la mascarade électorale et qu’il s’est retrouvé devant un fait accompli.
Massiwa – Vous étiez absent à la séance de proclamation des résultats provisoires, Pourquoi ?
GY – Pour ne pas devoir porter sur mes épaules la forfaiture des autres. À chacun d’assumer ses actes.
Masiwa – L’opposition a décelé un nombre inimaginable de rajouts de votants à Ngazidja, plus nombreux que l’addition des votants de l’ensemble des trois îles, comment expliquez-vous cela ?
GY – C’est tout à fait normal, car tout a été soigneusement planifié. Je vous affirme qu’à un moment les membres du « comité fichiers » étaient écartés des travaux. C’est le commissaire Monaward Mshangama qui faisait tout à la place des autres sans avis ni consultations. Il était le seul à pouvoir modifier et ajuster le fichier à sa convenance.
Lors de l’avant dernière réunion, le nombre de bureaux de vote était de 884 dont 488 à Ngazidja, 326 à Anjouan et 70 à Mohéli. Lors de la dernière assemblée, ces chiffres ont été revus à la baisse, avec une réduction de 27 bureaux au niveau national pour aboutir à 867 bureaux. Le jour du scrutin, on s’est retrouvé avec un autre chiffre des bureaux de vote. À cela s’ajoute la contradiction qui existe entre les chiffres des votants pour les gouverneurs dans chaque île, les chiffres publiés par la Cour suprême et ceux figurant sur le fichier et le rapport de répartition des électeurs par île réalisés par la CENI.
Masiwa – Des mandataires de candidats ont été en garde à vue pendant deux jours à la gendarmerie, la CENI n’a-t-elle pas une part de responsabilité dans ces coups contre la démocratie ?
GY – La CENI est pleinement responsable pour les arrestations arbitraires des mandataires, car c’est elle qui a délivré ces mandats au profit des candidats. La CENI a manqué à ses responsabilités en laissant des militaires procéder à des arrestations arbitraires et emprisonné des mandataires sans agir alors que le commandement des forces de sécurisation relevait directement de la CENI. Je peux témoigner qu’il y a eu de nombreux cas de ce genre dans le Hamanvou où le colonel Naoufal s’est permis d’expulser et arrêter les mandataires des autres candidats sans motif valable. J’en ai informé le bureau de la CENI qui n’a pas réagi.
Masiwa – Avec un tel passif électoral et tant de fraudes, comment Azali Assoumani peut-il faire une investiture le 26 mai prochain ?
GY – Dans des situations complexes de ce genre, comment peut-il espérer gouverner ? Je pense que même dans ses rêves Azali n’espérer pas gouverner ce pays au-delà du 25 mai, car il sait très bien qu’il n’est pas élu. Ce régime a subi un sérieux revers électoral et la population comorienne a rejeté Azali et ses prétendants Gouverneurs sont incapables de lui garantir la moindre légitimité ou reconnaissance. La souveraineté comorienne n’est ni à vendre ni à négocier. Elle appartient au peuple qui l’exprime par le suffrage. À travers ce suffrage exprimé, Azali a été rejeté massivement.
Masiwa – Comment avez-vous géré ce feuilleton du contentieux électoral en étant un des rares membres qui représentait l’opposition au sein de la CENI ?
GY – J’ai eu du mal. D’abord la découverte du plan d’exécution des fraudes fut un moment de choc et d’insécurité. Mais, le moment le plus dur à gérer fut lorsque j’ai été trahi par certains collègues commissaires qui avaient adhéré à l’idée de stopper ces mascarades par la dissolution du bureau de la CENI. Malheureusement ce projet a échoué.
Masiwa – Tous les membres de la CENI ont-ils tous pu prêter serment sur le Coran de ne pas se livrer à la fraude ?
Je pense qu’ils ont prêté serment, mais du fait que j’ai été absent du pays pendant cette période, je ne peux ni affirmer ni infirmer. En tout cas, si c’est fait, c’est un engagement personnel qu’ils ont pris devant Dieu et c’est à Lui qu’ils rendront compte.