Kamal’Eddine SAINDOU Ancien Journaliste
Mutsamudu, le 06 Mars 2023
Monsieur le Président,
Ce n’est pas coutumier qu’un citoyen ordinaire use de son droit constitutionnel pour interpeller le Chef de l’Etat sur un sujet qui le préoccupe. Pour ma part, c’est la seconde fois que ma conscience m’oblige à m’adresser à l’autorité suprême de l’Etat. En 2010, alors que la France mettait en œuvre son projet de départementalisation de Mayotte, j’ai adressé une lettre publique au Président Abdallah Mohamed Sambi, lui suggérant de renoncer à son projet de réforme constitutionnelle pour mobiliser les comoriens à défendre l’intégrité de leur pays. Mais comme c’est souvent le cas, ceux qui ont le pouvoir de changer notre destin collectif préfèrent l’intérêt particulier au détriment de l’intérêt national.
Treize ans plus-tard, c’est à vous Monsieur le Président Azali Assoumani, que je m’adresse, alors que le gouvernement français nous place encore une fois devant le même choix cornélien. Va-t-on faire semblant de ne pas comprendre que ce qui se joue avec le plan de « nettoyage » annoncé par Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur français, c’est la poursuite sur le plan sociétal, de la désintégration des Comores à l’œuvre depuis 1975?
Monsieur le Président,
Des informations alarmantes, relayées par l’hebdomadaire français « le Canard Enchaîné » et reprises par plusieurs médias et hommes politiques français et mahorais, font état d’une opération de
« nettoyage » en préparation par les services du Ministère de l’Intérieur français avec l’aval des autorités françaises au plus haut niveau.
Le Canard enchaîné a documenté ces informations et annoncé que « 750 policiers et 600 pandores sont mobilisées pour cette opération baptisée « Wuanbushu » dont l’objectif clairement affiché, est de « mettre fin à l’immigration illégale et mater les délinquants à Machette ». Cette « karchérisation » de Mayotte est planifiée pour débuter le 29 avril, juste après la fin du ramadan, précisent les mêmes sources.
Ce plan est le summum d’un narratif sur une immigration comorienne qui a toujours servi de carburant à la politique française à Mayotte. Epouvantail à tout discours indépendantiste dont elle serait le résultat, l’immigration sert aussi de sédatif au ratage de la politique française sur l’île. Depuis plus de dix ans, le système politique a laissé se radicaliser le discours anti-migratoire, au point d’abandonner l’île aux mains de l’extrême droite avec la montée du Rassemblement National de Marine Le Pen qui a réalisé des scores historiques lors des dernières présidentielles françaises et législatives. Ce radicalisme d’extrême droite a permis l’élection de la députée Estelle Youssoufa, dont le discours anti-comorien est de notoriété publique et nourrit tous les fantasmes.
Ce narratif qui remonte de fait à la sécession de l’île au lendemain de l’indépendance de l’archipel, a pris une nouvelle dimension avec la flambée de violences attribuée sans discernement, aux enfants des ressortissants comoriens des autres îles, du fait qu’ils n’ont pas de papiers français (carte de séjour ou nationalité française). Cette violence est en réalité, le produit d’un système d’abandon social et de déscolarisation qui a déclassé des centaines de jeunes, ne leur laissant comme unique alternative à s’en sortir, le recours à la délinquance qui a société mahoraise et que l’on instrumentalise sciemment pour assouvir des desseins économiques et politiques.
A la fin de sa longue carrière politique, Younoussa Bamana qui connaissait la complexité de Mayotte plus quiconque de sa génération, avait prévenu que la départementalisation de Mayotte entrainerait un délitement sociale de Mayotte et le déclassement des mahorais. Il en a les conséquences en assumant la rupture du pacte avec Marcel Henry pour s’opposer au Mouvement départementaliste de Mayotte (MDM) que ce dernier venait de fonder.
Monsieur le Président
L’enjeu migratoire est certes devenue une préoccupation mondiale nécessitant évidemment des politiques concertées contre ses conséquences dramatiques et économiques autant pour les pays de départ que pour les pays d’accueil. L’actualité en Tunisie interpelle sur les dérives que peut engendrer
!’instrumentalisation politique du fait migratoire. Plus que jamais, le citoyen comorien attaché à sa nation ne peut s’exonérer d’alerter que Mayotte n’est pas Lampedusa. Mayotte est la quatrième île des Comores indépendantes et qu’au nom du droit international qui reconnaît l’intégrité de l’Etat comorien sur son territoire issu de la colonisation, les ressortissants de l’archipel vivant à Mayotte ne peuvent être considérés comme étrangers sur cette île.
Ayant moi-même vécu et travaillé à Mayotte, je partage l’angoisse et l’anxiété de la majorité des habitants face à une violence qui frappe aveuglement à tout coin de rue. Je compatis avec toutes les victimes quelle que soit par ailleurs leur origine, leur confessio0 ou leur choix politique. Je conçois la nécessité de lutter contre toute forme de violence, qu’elle provienne d’individus ou qu’elle soit le fait de l’Etat. Mais je peux accepter aucun amalgame qui aurait pour unique dessein d’indexer une communauté particulière et plus est, les ressortissants comoriens des autres îles, que l’on voudrait faire passer pour des étrangers, des boucs émissaires.
Ce n’est pas ici le lieu de faire l’inventaire d’une décolonisation inachevée. De nombreux rapports et études de spécialistes de toutes disciplines, alertent depuis des années sur les conséquences des politiques incohérentes développées à Mayotte par l’administration française. Le même constat d’échec est applicable pour les trois autres îles de l’archipel où les politiques conduites par les différents régimes ont créé de la désespérance, en particulier chez les jeunes. Des milliers de comoriens sont morts noyés, du seul fait d’essayer de s’en sortir de ce chaos. Et voilà qu’on veut faire porter aux survivants la responsabilité d’un double système politique qui a déstabilisé l’archipel et généré une violence devenue endogène.
Monsieur le président,
Face à toutes ces dérives d’une extrême gravité, qui portent atteinte aux valeurs humaines et aux principes de droit qui régissent la coopération entre les Etats et le vivre-ensemble, je vous prie d’agir au nom de l’Etat dont vous avez juré de défendre l’intégrité territoriale, la souveraineté nationale et de protéger sa population.
Je vous prie Monsieur le Président, de relayer la vive préoccupation des comoriens quant à l’opération de « nettoyage » que préparent les autorités françaises à Mayotte et d’appeler solennellement tous
les compatriotes partout où ils se trouvent, à se mobiliser pour dénoncer par tous les moyens possibles, ce plan machiavélique.
Je vous prie, d’interpeller publiquement et clairement les autorités françaises, à renoncer à toute décision unilatérale qui ne ferait qu’envenimer une situation déjà critique à Mayotte et porter préjudice aux fragiles relations entre nos deux Etats.
-Je vous prie, en tant que Président en exercice de l’Union Africaine, d’user des pouvoirs que vous confère cette position, pour rappeler la France au respect de la souveraineté comorienne et du droit international et à se conformer à ses engagements internationaux.
Monsieur le Président
L’histoire nous enseigne que les politiques de discrimination raciales ou sociales envers le genre humain, n’ont débouché que sur des événements douloureux qui ont entravé durablement les conditions de la paix dans le monde et de la stabilité des Etats.
Dieu a voulu que ce soit un comorien à la tête de l’Union Africaine au moment où se joue un des nombreux épisodes du destin des Comores. Cela vous oblige à faire entendre à la France, la voix des Comores et de l’Afrique.
Je vous prie de croire Monsieur le Président, à mon engagement sincère pour la paix sociale et l’unité nationale.