S’il avait vécu au temps de l’esclavage, Salim Hatubou se serait sans doute dressé, par le verbe ou la plume, contre cette pratique infâme, ignoble négation de l’humanité des peuples noirs. Il aurait, comme dans Genèse d’un pays bantou, affirmé toute sa fierté d’une bantoustité souvent reniée dans un pays où l’on vante et chante une certaine arabité. S’il avait vécu aujourd’hui, il aurait, sans aucun doute, tiré avec des mots enflammés sur l’arbitraire. Car écrivain engagé, Salim Hatubou ne se serait jamais muré dans une neutralité discrètement penchante, encore moins dans un silence coupable. Par Abderemane Wadjih
Un écrivain impliqué dans le monde réel
Sous d’autres cieux, la question de l’engagement des écrivains ou des artistes s’est posée il y a plus d’un siècle. On peut penser à l’affaire Calas ou l’affaire Dreyfus pour ne citer que ces deux exemples. C’est une question cruciale puisqu’elle interroge le statut même de l’écrivain (et de l’artiste). On se demande alors si celui-ci, ayant toujours été perçu dans sa dimension de créateur de beautés (littéraires), pouvait aussi avoir une autre dimension : celle d’un homme ou d’une femme impliquée dans le monde réel sur des questions politiques, religieuses, sociales, etc.
Pour mieux orienter notre propos, commençons par définir la notion « d’engagement ». Selon le dictionnaire le Petit Robert, l’engagement est un « acte ou attitude de l’intellectuel, de l’artiste qui, prenant conscience de son appartenance à la société et au monde de son temps, renonce à une position de simple spectateur et met sa pensée ou son art au service d’une cause ».
Autrement dit, l’écrivain engagé, pleinement conscient des réalités de son temps, pleinement conscient des questions sociales, religieuses, politiques, est amené à prendre position, à défendre, non pas ses intérêts, mais une cause juste.
Hamouro
Et en prenant l’exemple d’une seule œuvre, on peut dire que Salim Hatubou a été de ceux-là, un de ceux qui, au-delà du plaisir que pouvait procurer la lecture de son livre, était au cœur des préoccupations sociales et politiques de son temps, voulant par sa plume, défendre les causes les plus justes et dénoncer les injustices. C’est bien le cas dans son roman Hamouro dans lequel, il dénonce sans faux-fuyant, le sort réservé aux « Comoriens clandestins » de Mayotte. Dans une interview accordée en 2005 à Laurence Mennecart, Salim Hatubou explique la genèse de son roman : « Tout a commencé par une phrase que mon ami l’historien Mahmoud Ibrahime m’a lancée « Alors, quand nous proposes-tu quelque chose à KomEdit ? ». Au début, j’ai voulu proposer un roman sur ce qu’on appelle de façon aberrante et scandaleuse « l’immigration clandestine comorienne à Mayotte », comme si un Marseillais à Paris était un immigré, dans son propre pays. Quand j’ai commencé à me documenter pour ce roman qui s’intitule Kwassa-Kwassa ou le festin des gueux, je me suis rendu compte de la complexité du projet. Aussi l’ai-je suspendu pour mieux m’imprégner de la situation, notamment en allant sur place à Mayotte. »
À lire cet extrait de l’interview de Salim Hatubou, on pourrait hâtivement conclure que son livre est un roman sociologique qui fait, en quelque sorte, l’analyse d’une situation politique et humaine complexe à Mayotte. Ce serait oublié que Salim, en s’employant à dénoncer ce qui apparait comme une injustice à ses yeux, reste l’écrivain, le romancier soucieux d’une esthétique soignée laquelle, porte en son sein, son cri de revendication et de dénonciation adressé à ses lecteurs.
Dans la mêlée
Honte à vous ! Oui, honte à vous ! Où sont passées les plaines traversées par les ruisseaux de miel pour lesquels vous avez renoncé à vos racines et vos identités ? Je parcours la vie et implore la cécité qui me refuse, car, entendez bien mes yeux sont fatigués de ces étendues couvertes de rivières d’humiliations. Et pourtant, oui et pourtant, je voudrais attendre pour écouter le chant de l’aube, le jour où ma terre s’éveillera !
Ainsi, Salim Hatubou rejoint-il parfaitement Hugo lorsqu’il définit la fonction du poète qui doit, entre autres, être de guider ou de réveiller le peuple et les consciences. Dans « la fonction du poète » Hugo écrivait :
Quand les haines et les scandales
Tourmentent le peuple agité !
Honte au penseur qui se mutile
Et s’en va, chanteur inutile,
Par la porte de la cité !
« Honte au penseur qui se mutile, chanteur inutile ». Honte donc à l’écrivain, à l’artiste et sans doute à l’intellectuel inutile qui contemple, sans mot dire, sa cité brûler. Oui, l’intellectuel aussi, figure complexe et parfois déroutante. Peut-il rester neutre ? Peut-il continuer à garder le silence pendant que la tyrannie étouffe son propre peuple ? S’il est bien connu que parmi ceux qui dénoncent et combattent les tyrannies dans le monde se trouvent des intellectuels, il est également connu qui d’autres « intellectuels » s’emploient, par un discours savamment élaboré à les légitimer. Or, Salim Hatubou, comme bien d’illustres écrivains des Comores et d’ailleurs avant lui, a opté pour un double engagement. Il a choisi d’être dans la mêlée en épousant directement le combat du peuple, en étant sur le terrain, en manifestant et il a aussi choisi, à travers sa plume, de servir de guide, de flambeau pour ce même peuple. Il n’est donc aucune neutralité possible face à l’injustice.
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