À Mohéli, de nombreux enseignants de l’éducation publique concilient l’enseignement public et l’enseignement privé. Les établissements scolaires privés ont été créés par des enseignants fonctionnaires du système public. La majorité pour ne pas dire tous les enseignants de l’éducation publique scolarise ses enfants dans le privé. Un responsable de l’éducation publique ou un proviseur du public peut être aussi directeur d’un établissement privé, actionnaire ou co-responsable.
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La scolarisation de l’enfant dans un établissement privé est devenue un phénomène social, un effet de mode pour les parents. Seule la dernière tranche des plus pauvres aux Comores scolarise leurs enfants dans le public. Ce fait a créé de nombreux aspects négatifs. Le premier est relatif au système éducatif public qui est exsangue aujourd’hui. Il y a une dégradation progressive de l’enseignement public. La destruction programmée du système d’éducation pourrait affecter de manière conséquente le développement économique du pays si rien n’est fait.
La réussite aux examens nationaux
Généralement, la scolarisation de l’enfant dans le privé est due à une demande spécifique, le paradoxe aux Comores est que les enseignants du privé et du public sont les mêmes ainsi que les programmes, mais la qualité est différente.
Les indicateurs qui font apparaître la dégradation de l’éducation publique sont les trois examens nationaux : l’examen d’entrée en 6e sanctionnant la fin de l’enseignement primaire le brevet d’études du premier cycle du second degré et le baccalauréat. En comparant les trois examens, on constate que les candidats du privé réussissent mieux que ceux venant du public. Et l’écart est grand.
En s’appuyant uniquement sur les résultats de l’année 2017, les données de l’île de Mohéli sont particulièrement parlantes. Pour le passage au collège, le taux de réussite moyen est nettement plus faible dans le public que dans le privé (43 % contre 71 %).
Toutefois, au regard des 22 établissements publics, le taux de réussite le plus élevé dans le meilleur était de 70% quasi identique à la moyenne du privé.
Il se trouve que ce taux de 70% a été obtenu par un établissement situé dans la zone rurale la plus défavorisée, sans établissement privé aux environs.
Ceci ne signifie-t-il pas que l’enseignant est plus productif lorsqu’il n’a pas à concilier le privé et le public ?
Pour le brevet d’études du premier cycle du second degré, le taux de réussite moyen est très nettement plus faible dans le public que dans le privé (6,9 % contre 18,1 %). Cependant, au regard des 4 établissements publics, le taux de réussite le plus élevé pour un établissement public était de 23,1 % contre 52,6% dans le privé.
Pour l’examen du baccalauréat, le taux de réussite moyen est relativement plus faible dans le public que dans le privé (49,5 % contre 56 %). Mais au regard des trois établissements publics, le meilleur taux de réussite pour deux lycées publics est de 54,8 % et de 50,5 %. Pour les 13 lycées privés, le meilleur taux de réussite obtenu par un établissement est de 88,6 % et le plus faible est de 12 %.
On remarque que l’écart de réussite moyen entre le public et le privé est plus élevé au collège et au primaire. Il apparaît alors que l’effort de l’enseignant pour concilier les deux enseignements, affecte relativement autant l’enseignement public que privé. À ce niveau, la qualité moyenne de l’enseignement reste relativement la même pour les lycées publics et pour les lycées privés.
La démotivation des enseignants dans le public
Ce qui pose problème c’est le taux de réussite entre établissements privés et publics. On constate qu’il y a de grands écarts entre établissements. Le meilleur taux de réussite d’un établissement privé pousse les familles à inscrire leurs enfants dans celui-ci. Cette concurrence entre établissements privés conduit à des dérives. Il y a des arrangements entre l’Office National des Examens et Concours (ONEC) et les chefs d’établissements pour qu’il sélectionne les sujets proposés par les enseignants de leurs établissements. Ces enseignants dont les propositions de sujets d’examen ont été sélectionnées par l’ONEC vont alors favoriser leurs classes du privé, en traitant le sujet avec leurs élèves, avant la date de l’examen national. Ceci explique en partie l’élargissement des écarts du taux de réussite entre le public et le privé. Au moment des corrections des examens, des indications sont même données par les enseignants ou les directeurs d’établissements afin que les copies des élèves du privé bénéficient de notation moins sévère.
Quant à l’enseignement public, il subit des grèves fréquentes pouvant durer jusqu’à deux mois. Les enseignants s’absentent souvent et quand ils sont présents, ils n’enseignent pas sérieusement.
La réussite du secteur privé conjugué à l’augmentation de la population fait que de nouveaux établissements s’ouvrent chaque année, ce qui dynamise un « marché de l’enseignement » à l’activité très lucrative.
Des écoles de la rue
Les établissements publics et privés à Mohéli se répartissent ainsi. Il y dans le primaire 22 établissements publics contre 17 privés, au collège, c’est 8 contre 16 et au lycée, 3 contre 13.
En comparant le nombre des candidats aux trois examens venant du privé et du public, il apparaît qu’à partir du collège, l’enseignement est assuré en grande partie par le privé. Sur 876 candidats au BEPC seulement 337 viennent des établissements publics, soit 38,5 %. Au niveau du baccalauréat, sur 1185 candidats, seulement 400 viennent des établissements publics, soit 33,8 %.
Ces données pour le lycée et le collège démontrent qu’environ 66 % de l’enseignement du second degré est assuré par les établissements privés.
À noter que l’immobilier des établissements publics n’a rien à envier aux établissements privés qui sont fabriqués généralement avec des matériaux de fortunes.
On pourrait parler des établissements privés comme des écoles de la rue. La majorité des établissements sont fabriqués avec de la tôle, qui chauffe terriblement dans la journée. Seul 1% des établissements privés bénéficient d’un immobilier acceptable. Et seulement 0,5 % d’entre eux a une qualité d’immobilier supérieure à celle du public.
Le début de la scolarisation privée : un phénomène social
Les établissements privés sont apparus aux Comores dans les années 1990. Le seul établissement privé existant précédemment aux Comores était connu sous le nom de « Mission catholique ». La dégradation progressive des services publics a favorisé l’implantation des établissements privés. De plus, l’enseignement public était coutumier de longues grèves à répétions, parfois même des années blanches, car les enseignants n’étaient pas payés.
Le début de l’essor des établissements privés date de l’arrivée au pouvoir en 1999 de l’actuel président Azali Assoumani par un coup d’État militaire. À cette période, les fonctionnaires n’avaient pas été payés depuis environ douze mois, ces arriérés de salaires seront payés ultérieurement. L’émergence des établissements privés a été favorisée par cette période cruciale.
Des salaires bas et des absences
Le salaire du fonctionnaire du premier degré en début de carrière est de 150 euros (une demi-journée de cours, cinq jours par semaine). Dans le second degré, il est de 300 euros en début de carrière et d’environ 600 euros en fin de carrière (12 heures de cours par semaine). Mais tout dépend du diplôme de l’enseignant.
Cette conciliation du travail dans le public et le privé est néanmoins bien pénible. Par exemple, l’enseignant travaille en primaire le matin dans le public et l’après-midi dans le privé. Dans le secondaire, l’enseignant doit à la fois gérer son nombre d’heures dans le public et dans le privé, ce qui occasionne une fatigue supplémentaire.
Il néglige son travail et devient moins productif dans ses cours du public où il n’est pas contrôlé par l’administration dont tous les membres ont scolarisé leurs enfants dans les établissements privés. Même les enseignants scolarisent leurs enfants dans le privé. Ces deux facteurs expliquent, en partie, les absences des enseignants.
Paradoxalement le salaire d’enseignant dans le secteur privé est au moins aussi modeste que dans le public. Le salaire moyen d’un enseignant d’une classe de terminale se situe dans une fourchette de 4 à 5 euros par heure. Pour 12 heures de cours par semaine sur 4 semaines, l’enseignant du privé gagnerait 240 euros par mois. Le salaire moyen d’un enseignant de la classe de troisième jusqu’en première est de 4 à 3,50 euros par heure.
L’exploitation de l’enseignant dans le privé commence d’abord du fait que généralement il n’y a pas de signature de contrat quand on enseigne dans le privé. Il n’y a pas de fiche de paie. Il n’y a pas de garantie pour l’enseignant de faire valoir ses droits de salarié au cas où il y a un problème, par exemple s’il n’est pas payé à la fin du mois. Plus il y a de personnes qui veulent enseigner dans le privé, plus le prix horaire baisse.
Des enseignants exploités
Le fait majeur de l’exploitation est le nombre d’élèves par classe. Une seule classe peut avoir jusqu’à 50 élèves. Les frais de scolarité par mois et par élève sont en moyenne 20 euros pour le collège et 30 pour le lycée. Pour un enseignant d’une classe de primaire, le gain pour l’établissement privé est énorme puisque sur un effectif de 50 élèves, il ne lui paiera environ que 10% des recettes du mois sur la classe dont il a la charge. Alors qu’en même temps, le fait que l’effectif soit important, cela complique beaucoup le travail.
Toutefois, certains enseignants arrivent à soutirer jusqu’à 300 euros par mois du système éducatif privé. Dans des cas exceptionnels, ces 300 euros peuvent provenir d’un même établissement privé, cela étant dû à la charge d’enseignement de nombreuses classes dans un même établissement.
La question de l’effort, de l’efficacité et de la productivité se pose quand l’enseignant est aussi fonctionnaire. L’État a réglementé la possibilité d’un fonctionnaire enseignant à travailler dans le privé 7 heures au maximum. Mais cette règle n’est pas respectée. Les enseignants essayent d’avoir un minimum d’heures dans le public puisque le salaire ne change pas afin de pouvoir se consacrer à l’enseignement privé. Ensuite, quand il s’agit du public, les enseignants bâclent les cours sinon s’absentent plus souvent puisqu’il n’y a pas de contrôle de l’inspection ou de l’administration.
En ce qui concerne le privé, l’enseignant s’oblige à respecter ses heures et à être sérieux, car il est à la fois payé par heure effectuée et doit pointer au secrétariat. C’est à partir de ce pointage qu’ils sont payés. Certains enseignants déclarent être payés un salaire de misère dans le privé alors qu’ils sont sérieux et négligent le public malgré les avantages plus élevés dans le public.
Le coût social pour la population et l’administration
En effet, le statut de fonctionnaire confère à celui qui le possède une stabilité de vie sociale. Il a l’assurance d’être payé s’il est malade, d’avoir une retraite et d’être payé pendant les vacances. Le secteur privé n’offre pas ces avantages. L’établissement privé ne cotise pas pour la retraite de ses enseignants. Les enseignants ne sont payés que sur les heures effectuées.
Au-delà du fait que les établissements privés sont nés à partir de nombreux arriérés des salaires, aujourd’hui, le maintien de cette conciliation entre le privé et le public est également dû au fait qu’on n’est jamais sûr du lendemain. En d’autres termes, le fonctionnaire ne sait pas si l’État va payer ou pas. Cette incertitude fait que l’enseignant veut avoir à côté une assurance : le salaire du privé.
Quand on analyse les situations sociales de ces enseignants, on observe qu’ils ne se rendent pas compte qu’ils souffrent de cette conciliation. D’abord, le fait qu’ils scolarisent leurs enfants dans le privé au lieu du public fait qu’ils reversent une bonne partie de ce qu’ils gagent dans le privé. C’est un cercle vicieux. Deuxièmement, l’éducation publique est supportée par l’ensemble des Comoriens à travers le paiement des impôts et des taxes. De ce fait, les enseignants fonctionnaires contribuent à l’enseignement public par le prélèvement des impôts sur leurs ressources. Le fait de ne pas scolariser leurs enfants dans le public, c’est ne pas faire profiter à ses enfants d’un investissement collectif. C’est une perte d’investissement sociale.
Ayant discuté avec des enseignants, ils reconnaissent que ce sont des situations absurdes, mais ne peuvent rien faire à leur niveau pour inverser ce phénomène. En effet, la scolarisation de l’enfant dans un établissement privé est devenue un indicateur de la situation sociale. Ce qui fait qu’il y a des écoles privées pour tous les niveaux de vie. Plus vous scolarisez votre enfant dans un établissement privé où les frais de scolarité sont plus chers plus cela indique que vous êtes capable de payer et que vous voulez être sûr de la réussite de l’éducation de votre enfant. C’est devenu de la surenchère sociale. Même le plus pauvre des pauvres fait tout son possible pour inscrire son enfant dans un établissement privé. Il serait alors étonnant qu’un fonctionnaire faisant partie de la classe moyenne scolarise son enfant dans le public. Ceux-ci interrogés, expliquent que c’est leurs femmes qui n’accepteraient pas qu’ils scolarisent leurs enfants dans le public. Cela serait une honte pour la famille.
Ce phénomène pèse sur la vie de tous les jours. Le salaire moyen étant de 100 euros, il est très difficile de subvenir aux besoins de la famille et de payer les frais de scolarités. La vie aux Comores est très chère par rapport aux revenus des ménages.
Les effets positifs de l’émergence des établissements privés
Avec l’augmentation de la population et le manque d’investissement éducatif public, la création des écoles privées permet quand même d’absorber l’effectif supplémentaire chaque année, sinon les établissements publics seraient en très fort sur effectif. Il n’y a pas eu de constructions d’écoles par un financement direct de l’État depuis environ 30 ans. Les Organisations non gouvernementales permettant la construction de quelques écoles primaires. Le système d’enseignement public alterne l’enseignement primaire, le matin et l’après-midi pour pallier le manque de salles. C’est comme cela que les enseignants fonctionnaires arrivent à enseigner dans le privé et dans le public.
Si on voulait appliquer la règle de 20 ou 25 élèves par classe, le gouvernement ne serait pas en capacité de suivre. En reprenant les données de l’île Mohéli pour les mêmes niveaux d’examen, dans le niveau du CM2, 493 candidats ont été présentés par le privé. Si l’administration voulait assurait l’enseignement de ces élèves avec 25 élèves par classe en moyenne, elle aurait besoin d’environ 20 classes de CM2 en plus pour l’année 2017. Au niveau de la troisième, les besoins seraient de 23 classes supplémentaires. Enfin pour le niveau terminal, ils seraient d’environ 23 classes supplémentaires.
La conciliation entre plusieurs activités n’est pas propre aux enseignants. La conjugaison de la vie chère, de la précarité salariale et de l’accumulation des arriérés des salaires est un facteur qui a poussé de nombreux salariés de la fonction publique à cumuler en moyenne deux à trois activités privées. Généralement, ils sont autoentrepreneurs et investissent dans des activités commerciales. Ils peuvent être également agriculteurs et éleveurs de bovins ou de chèvre. Quand on leur demande pourquoi ils cumulent autant d’activité, ils expliquent que c’est pour avoir un revenu qui leur permette de tenir le coup. Ils expliquent qu’ils ne tiennent plus compte de leur salaire de fonctionnaire. Son versement est tellement aléatoire qu’il ne permet pas de faire de prévisions.
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Mohamed Abdillah-Ibrahim Boinariziki, Doctorant en sociologie économique Université Paris-Sorbonne / GEMASS