Le dernier spectacle de l’artiste comoro-français, Ahama Smis est époustouflant. « Sabena » met en scène, en musique, en slam et en danse les tragiques événements qui se sont déroulés à Majunga (Madagascar) à partir du 20 décembre 1976. Les Comoriens qui ont pu échapper à ce massacre sont surnommés aux Comores les Sabena, du nom de la compagnie belge qui a été affrétée par le pouvoir révolutionnaire pour les rapatrier à Moroni. L’artiste nous parle de la manière dont il a mené ce travail pendant trois ans.
Propos recueillis par MiB
Masiwa – Votre dernier spectacle a pour fond la tragédie de Majunga. Pourquoi vous avez voulu travailler sur cet événement tragique ?
Ahamada Smis – La tragédie de Majunga fait partie de la mémoire collective du peuple comorien. Un épisode tragique entre les deux djirani Madagascar et les Comores pendant lequel près de 2000 ressortissants de la diaspora comorienne de Majunga ont été massacrés subitement en trois jours, et près de 16.000 forcés à l’exil vers l’archipel des Comores. Un événement tragique, traumatique dans l’histoire de notre pays post-indépendance. De nos jours, il n’y a pas un Comorien qui n’a pas un proche qui fut victime ou rescapé des hostilités anti-comoriennes de Majunga. Il est temps que l’on en parle pour pouvoir faire le deuil, soigner les blessures, se réconcilier pour construire ensemble des relations fraternelles pour les générations futures. Notre regretté frère Salim Hatubou avait comme projet d’écrire un livre sur cette tragédie de Majunga ainsi que le Kafa de Zanzibar. D’autres artistes comme la cinéaste Hachimiya Ahamada, MT Soly sont en train de réaliser des œuvres qui évoquent le kafa de Majunga.
Masiwa – Combien de temps avez-vous mis pour la réalisation de ce spectacle ?
Ahamada Smis – J’ai mis environ trois ans. Le temps de la réflexion, de la recherche documentaire, notamment sur les différentes formes d’expressions artistiques qui composent ce spectacle, ainsi que sur sa forme finale.
Il faut ensuite trouver les collaborateurs artistiques, les coproducteurs, les autres partenaires financiers, tout cela prend beaucoup de temps, de l’instant où l’idée clignote dans votre esprit et le moment où vous vous retrouvez sur scène pour la première fois.
Pour ce faire, j’ai commencé par une résidence d’écriture à Majunga où j’ai pu me rendre sur les lieux où se sont déroulés les événements et collecter différents témoignages des rescapés de cette tragédie.
Une deuxième résidence a été programmée à Mayotte, celle-ci était consacrée à l’écriture chorégraphique avec le chorégraphe Djodjo Kazadi et les 4 danseurs qui m’accompagne sur scène.
Deux danseurs viennent de Marseille, Sinath Ouk, danseuse d’origine cambodgienne et Mikael Jaume, danseur d’origine malgache.
Les deux autres danseurs viennent de l’archipel des Comores : Mohamed Aliféyini dit “Lincé” et Fahardine Fakri dit “Kris”.
Une dernière résidence a eu lieu à Marseille au mois de juin dernier juste avant les deux premières représentations de Sabena programmées le 30 juin et le 1er juillet sur la place d’armes du Fort Saint-Jean au Mucem dans le cadre du Festival de Marseille.
Cette résidence m’a permis de réunir toute l’équipe de Sabena, les trois musiciens, Uli Wolters (instruments à vent et MAO), Jeff Kellner (guitare), Robin Vassy (percussions) et les quatre danseurs avec lesquels nous avons travaillé la mise en lumière et la mise en espace avec la vidéo d’animation réalisée par Shu Yamamoto et Christophe Mentz.
Masiwa – Y a-t -il un témoin de ce drame qui vous a marqué lors de vos enquêtes ?
Ahamada Smis – Les témoignages des personnes que j’ai rencontrées à Majunga sur cette tragédie sont tous très touchants et bouleversants comme vous pouvez l’imaginer.
Quand je suis arrivée à Majunga, je me suis rendu dans les quartiers dits « comoriens » où se sont perpétrés les massacres.
Assis dans une mosquée dite de « ya WaNdzuani » dans le quartier de Hambibo, Solahi, un homme d’une quarantaine d’années est venu vers moi intrigué par ma présence solitaire. Après lui avoir expliqué la raison de ma venue à Majunga, il était heureux de voir qu’un artiste décide de réaliser une telle œuvre pour parler de cette tragédie qui semble rester un tabou pour les autorités malgaches et comoriennes malgré le traumatisme. Il était enthousiaste de pouvoir me raconter son histoire, l’histoire de celui que l’on a surnommé « Nouhissi », la poisse.
Vous pouvez trouver son témoignage sur YouTube (NDLR : https://youtu.be/nDPD-WnPP08 )
Masiwa – Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Ahamada Smis – La principale difficulté est liée à l’arrivée de la COVID 19 que nous n’avions pas prévue dans notre planning (rire). Dans le milieu culturel, tout était en arrêt, les programmations comme les engagements des coproducteurs n’ayant aucune visibilité.
Il fallait surtout rester fixé sur nos objectifs malgré les reports d’un an, de deux ans et avoir confiance dans la réalisation de ce genre de projet qui nécessite des moyens assez conséquents, au niveau financier, logistique…
Après c’était aussi de pouvoir se rendre dans les différents endroits pour réaliser les étapes des résidences à Madagascar et Mayotte dans cette période de restriction sanitaire et de vols annulés…
Le spectacle « Sabena » a été monté par une équipe de huit artistes sur scène, deux régisseurs, des collaborateurs artistiques (scénographe, graphistes, réalisateurs de vidéo d’animations), des prestataires techniques… il y a bien sûr une gestion au niveau de la production pour coordonner le tout et faire en sorte que les différentes étapes se coordonnent au mieux. Et en tant que concepteur et directeur artistique de la création de ce projet, il fallait que j’arrive à finaliser « Sabena » dans la forme que j’avais imaginée tout en laissant la liberté de création aux différents collaborateurs artistiques auxquels j’ai fait appel pour mettre leurs talents au service de cette création, c’est plutôt bien réussi.
Masiwa – Comment a été reçu « Sabena » par les premiers spectateurs ?
Super bien ! J’ai été très touché par les nombreux retours positifs, notamment de la part des Malgaches et des Comoriens présents au Mucem lors de la première dans le cadre du Festival de Marseille. Ils me disaient être eux aussi émus et heureux que l’on puisse enfin parler de cette tragédie de cette manière bienveillante et poétique. Les retours étaient très élogieux, notamment de la part de professionnels présents.
Masiwa – Quand et où peut-on voir ce spectacle ?
Ahamada Smis – Les prochaines dates en France sont le 16 décembre à La Courneuve (93) au Festival Africolor où nous partagerons l’affiche avec « Mwezi waq » de Soeuf Elbadawi, le 18 décembre à Marseille à la Friche de la Belle de mai dans le cadre des 20 ans de notre compagnie Colombe Records.
J’espère que la communauté comorienne se déplacera massivement, comme elle sait le faire pour les événements culturels liés aux grands mariages. C’est notre histoire, si nous ne l’écrivons pas, si nous ne la mettons pas en lumière et si nous ne nous mobilisons pas pour soutenir les différentes initiatives qui permettront de faire le deuil, réconcilier nos peuples dans notre devoir de mémoire, personne ne le fera à notre place.
Nous serons ensuite en tournée dans l’océan Indien au mois de mai 2023, « Sabena » sera joué à Madagascar, à Mayotte et à la Grande-Comore.