Aboubacar Saïd Salim était à la fois un poète et un romancier. Il touche d’abord ses compatriotes par son style, une maîtrise parfaite du français, des images poétiques originales, mais aussi par le fait qu’il a enraciné ses écrits dans la réflexion sur l’histoire et la société comorienne. Son côté militant qui ne se départit jamais de son activité d’artiste.
Par MiB
Il est des textes et des auteurs qui vous marquent à jamais. C’est souvent lié à l’époque et aux circonstances dans lesquelles vous les découvrez.
C’est en pleine guerre contre le séparatisme à Anjouan que soudain, nous vîmes défiler dans ce qui était alors le seul réseau social comorien (Habari), un poème d’Aboubacar Saïd Salim, dédicacé à un autre écrivain, Mohamed Toihiri. Il m’a immédiatement subjugué, d’abord par sa composition, sa musicalité et puis son message qui cadrait parfaitement avec nos préoccupations du moment, et particulièrement l’unité du pays, menacée alors par les séparatistes anjouanais.
Le poème commençait ainsi :
« Est-ce bien toi Mutsa ?
Ces cris de haine
Ces roquettes qui guettent
Ces drapeaux étranges
Hissés au rebours de l’histoire ?
Est-ce bien toi mon amour
Qui par jasmin étouffes
Par ton «chiromani» étrangles
Par tes yeux assassines
Celui qui t’aimait et que tu aimais ?
Il se terminait par une note positive :
« Tu m’as déçu Mutsa, mais
Un soir on se retrouvera
Au clair de lune comme jadis
Et je te pardonnerai et tu me pardonneras
Les comptes réglés et la balance équilibrée. »
Le triptyque sur Mutsamudu
L’histoire était simple. Un amant découvrait avec stupéfaction que la femme qu’il aimait et qui l’aimait était devenue une guerrière, pleine de haine, capable de tuer. C’était la métaphore de cette guerre que l’île d’Anjouan menait contre les autres îles, une guerre qui avait fini par devenir une guerre civile opposant jusqu’aux membres de la même famille. Mais, pour le poète, il ne pouvait pas en être ainsi trop longtemps. Sa certitude que la paix s’établirait avec sa belle et que la haine allait se dissiper était clamée par ce futur de l’indicatif : « un soir on se retrouvera… je te pardonnerai et tu me pardonneras ». Un futur qui était un espoir pour ceux qui refusaient la guerre au nom de deux millénaires de vie commune.
Aboubacar Saïd Salim qui a été pendant un moment professeur de français à Anjouan connait bien l’île, il y a lié de solides amitiés et il ne pouvait se résoudre à accepter que la haine s’installe dans cette île, puis dans tout le pays.
Dans le poème précédent sur ses amours avec Mutsa, poème dont il précise qu’il a été écrit en 1998, après le fiasco de la tentative de débarquement de septembre 1997, le poète constatant les dégâts subis par la ville s’écriait :
« Mutsa, ma martyre, reviens tout contre moi,
Et je te jure de t’aimer plus qu’avant,
Autrement ! »
C’est bien plus tard que j’ai découvert qu’il y avait un poème originel, un poème avant le poème, celui qui expliquait cette surprise du poète de voir son amante transformée en guerrière. Ce poème était composé de la même manière, avec ces vers libres et par la même musique. Il chantait la beauté et la douceur de Mutsamudu, la ville chef-lieu d’Anjouan, désigné par ce diminutif « Mutsa ».
La poésie d’Aboubacar Saïd Salim réconcilie le lecteur avec la poésie francophone des Comores, souvent trop classique, pâle copie de la poésie française du 19e siècle, celle qu’on apprend sur les bancs de l’école et qu’on imite facilement, que ce soit celle de Baudelaire, de Rimbaud ou d’Hugo. Aboubacar Saïd Salim n’oblige pas ses vers de rimer quitte à en tordre ainsi le sens et créer une cacophonie. Sa poésie n’est pas une collection de mots rares et incompris du grand public ni des énigmes dont il faudrait d’abord chercher et trouver la clef. Au contraire, Aboubacar lissait les mots et les laissait libres d’évoluer sur la page ou dans les airs, au rythme de la musique. Il s’adressait à tous.
Lorsqu’Aboubacar Saïd Salim nous a contacté pour une publication de ses poèmes aux éditions Cœlacanthe, nous avons immédiatement pensé à ce merveilleux triptyque sur Mutsamudu. Et nous en avons été honorés de l’éditer en 2014.
Un romancier de l’histoire
Bien avant la publication de « Mutsa, mon amour », Aboubacar Saïd Salim avait publié son premier roman : « Et la graine ». C’était également en plein séparatisme, en 1998. C’est un roman qui se base sur un événement historique : la révolte des élèves du lycée de Moroni en 1968, après les insultes proférées par un journaliste métropolitain de l’ORTF. L’auteur y mêle l’histoire qu’il a vécue aux premières loges et la fiction. Tout cela avec beaucoup d’humour.
Certes le talent de l’écrivain ne se perd pas dans ce roman, mais à un temps où il n’y avait aucun témoignage sur cet événement et uniquement les rapports de l’administration coloniale, il fut très utile à l’historien pour appréhender la perception des événements du côté des colonisés, particulièrement du côté des élèves en grève. Il n’y avait rien de mieux pour comprendre l’éveil des consciences au sein d’une jeunesse qui en avait assez des humiliations quotidiennes des tenants de la colonisation et de leurs alliés comoriens. En terminant le roman, il était facile de comprendre que pour Aboubacar Saïd Salim, la graine qui a été plantée en 1968 par les élèves des quatre îles en 1968 allait donner sept ans plus tard l’indépendance unilatérale des Comores.
En complément des archives coloniales, nous avons donc procédé à des analyses sur ce roman pour comprendre l’histoire. Il nous a livré des faits et nous permis d’établir des éléments historiques. Il permet également de comprendre un peu plus la figure paternelle de Saïd Mohamed Cheikh pris entre l’État colonial et les aspirations de la jeunesse comorienne impatiente de recouvrer sa liberté.
Le roman « Et la graine » continuait une série de romans historiques sur les Comores, série qui avait été sans doute inaugurée par Hortense Dufour en 1984 (« Le Tournis », Grasset) et poursuivie par Mohamed Toihiri en 1985 (« La République des Imberbes », L’Harmattan). Aboubacar Saïd Salim devait lui-même revenir au roman historique en 2004 avec « Le bal des mercenaires » (KomÉdit) qui a pour cadre la période sombre des mercenaires français aux Comores.
Comme on dit, le meilleur hommage qu’on puisse rendre aux auteurs qui nous quittent est de continuer à lire et à parler de leurs œuvres.