En ce mois de mars est paru le rapport du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, tant attendu depuis le départ précipité des Comores de l’expert indépendant Nils Melzer, qui avait estimé que le gouvernement comorien l’empêchait de mener à bien son enquête sur les allégations de tortures et de traitements cruels et inhumains. Sans surprise, le rapport de l’envoyé de l’ONU confirme les dénonciations de la société civile comorienne dans les réseaux sociaux qui étaient jusque-là niées par le ministère de la Justice et par la Commission nationale des Droits de l’Homme et des libertés (CNDHL). L’État comorien pratique des tortures et des traitements cruels et inhumains. Le rapport met en lumière, particulièrement la gendarmerie et le GIPN d’une part et d’autre part les juges comoriens dont les procédures faciliteraient ces tortures, d’autre part. Par Mahmoud Ibrahime
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La violation des droits de l’homme aux Comores a été évoquée lors de la 43e session ordinaire du conseil des droits de l’homme de l’ONU qui s’est ouverte le 24 février 2020 au palais des Nations à Genève.
Le document qui a le plus tourné dans les réseaux sociaux est une vidéo d’un orateur lisant avec hésitation une note d’une association, Afrique Culture Internationale. Il évoque la situation des droits de l’homme aux Comores, en moins de trois minutes, en faisant référence à « des femmes et des hommes (qui) se meurent dans l’indifférence totale ». Il ajoute que « cela va bientôt faire trois ans que les droits de l’homme aux Comores ne sont qu’un rêve. Aujourd’hui, les perspectives d’une guerre civile se font jour ». Il a surtout insisté sur la situation « inadmissible et inhumaine » de l’ex président Sambi « dont l’état de santé s’est fortement dégradé ». Il rappelle à l’assistance que l’ancien président est toujours en prison depuis deux ans, sans avoir été jugé, et alors que le juge d’instruction a signé une ordonnance demandant qu’il soit évacué.
Le rapport Melzer
Cette ONG se basait sans doute sur le rapport qui a été produit pour l’occasion par l’expert indépendant, Nils Melzer sur les droits de l’homme et les tortures lors de son passage aux Comores au mois de juin 2019, et dont la publication avait été retardée.
Lors de l’examen périodique universel du Conseil des droits de l’homme, la délégation comorienne, composée du ministre de la Justice, Mohamed Housseine Djamalilail et la présidente de la CNDHL, Sittou-Raghadat Mohamed avaient nié l’existence de pratique de la torture aux Comores et avaient affirmé que leur pays était prêt à recevoir toute délégation pour vérifier ce fait.
Le Conseil des Droits de l’Homme avait donc envoyé Nils Melzer pour une mission d’inspection aux Comores du 12 au 18 juin 2019 afin d’« évaluer l’évolution de la situation et déterminer les problèmes concernant l’interdiction de la torture et autres peines ou traitements cruels inhumains ou dégradant ». Mais, dès le 15 juin, l’expert indépendant et sa délégation quittent précipitamment le pays. Il dénonce les entraves qu’il a subies et le fait qu’on l’a empêché de visiter certains endroits et même le président Sambi emprisonné depuis plus d’un an sans jugement.
Le rapport de Nils Melzer établi en janvier 2020 a été rendu public à l’occasion de la 43e session du Conseil des droits de l’homme. La conclusion de l’expert est sans équivoque et apparait dans le résumé : « les conditions dans les lieux de détention sont assimilables à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Le Rapporteur spécial a également de bonnes raisons de croire que certains agents des forces de l’ordre ont eu recours à des pratiques constitutives de tortures ou de mauvais traitements alors qu’ils encadraient des manifestations, procédaient à des arrestations ou conduisaient des interrogatoires ».
C’est une confirmation de ce que dénoncent certains activistes sur Facebook depuis deux ans et que gouvernement et Commission nationale des Droits de l’Homme et des Libertés (CNDHL) nient catégoriquement.
Pourtant, le gouvernement et la CNDHL sont restés silencieux après la publication de ce rapport. L’aveu n’est pas loin.
La pratique de la torture est établie
Dans une sorte d’introduction à son rapport, Nils Melzer explique pourquoi il a dû partir avant la fin de sa mission. Le gouvernement comorien acceptait qu’il visite tous les lieux de détention, à condition qu’il annonce à chaque fois où il désirait se rendre. Il a donc été bloqué à trois reprises, même après une réunion avec le ministère des Affaires étrangères et alors qu’il pensait le problème résolu. Il a donc estimé que les conditions que lui imposait le gouvernement comorien mettaient « à mal la crédibilité, l’objectivité et l’indépendance du mandat du Rapporteur » et il n’avait pas d’autre choix que de mettre fin à sa mission.
Le rapport Melzer a pour titre « Visite aux Comores » et comme sous-titre : « Rapport du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ». Il fait 21 pages et 115.
À la page 4 du rapport, on peut lire qu’après la réélection d’Azali Assoumani à la présidence en mars 2019, élection dès le premier tour, mais entachée de nombreuses irrégularités (la plupart des urnes gardées au parlement n’ont d’ailleurs jamais été ouvertes comme l’a montré une vidéo de l’influenceur Nono, proche et défenseur du gouvernement et du chef de l’État), le gouvernement a réprimé les nombreuses manifestations « en procédant à des arrestations, en recourant à l’intimidation et en restreignant encore davantage la liberté d’expression et d’association » (paragraphe 20). Il rajoute qu’il existe bien aux Comores des prisonniers politiques et cite le président Sambi, le gouverneur d’Anjouan, Abdou Salami et d’autres accusés de tentative de coup d’État.
Les manifestants pourraient se tirer dessus ?
Au paragraphe 21, le Rapporteur parle du « climat de peur » instauré par cette violence et ces arrestations. La société civile qu’il a rencontrée vit avec la peur au ventre. Il fait le lien immédiatement sur le fait que toutes les décisions sont prises à la présidence, Beit-Salam. Il conclut sur ce point par cette phrase : « Il semble y avoir peu de place dans la société comorienne pour discuter des droits civils ou politiques, et quiconque évoque ces questions peut tout à fait être privé de liberté, voire torturé ou maltraité. »
Le point 24 du rapport (page 5) est édifiant. Des témoins rapportent que lors des manifestations du 25 mars, il y a eu des tirs des forces de l’ordre, qu’il y a eu un mort et des dizaines de blessés. La CNDHL confirme le nombre de blessés « mais elle n’a pas pu déterminer si leurs blessures étaient le fait des forces de sécurité ou des manifestants de l’opposition ». L’hypocrisie de cette institution mise en place par le chef de l’État atteint une proportion inimaginable. C’est comme s’il y avait une guerre, que les manifestants avaient des armes et qu’ils ont retourné leurs armes contre eux-mêmes.
Gendarmerie et GIPN mis en cause par le rapport
Du paragraphe 26 au paragraphe 29, le rapport détaille les « actes de torture et de mauvais traitements de la part de membre de la Gendarmerie et du GIPN ». Les détenus ont raconté « que les enquêteurs recouraient à ces traitements (menaces, insultes, coups et brutalité) pour les intimider ou les forcer à avouer une infraction ». D’autres ont affirmé avoir été « enfermés et maltraités pendant plusieurs jours dans des lieux non officiels avant d’être formellement arrêtés par la police ». D’autres encore ont affirmé que le GIPN (placé sous le contrôle du Ministère de l’Intérieur alors que la Gendarmerie est sous le contrôle du chef de cabinet de la présidence) « avait recours à la détention au secret dans divers endroits, notamment au sous-sol du Ministère de l’Intérieur, où des personnes étaient placées à l’isolement et faisaient l’objet de menaces et de mauvais traitements psychologiques ». La police nationale et la gendarmerie sont aussi mises en cause dans ce rapport et accusées de donner des coups pendant les arrestations et les interrogatoires (par. 27).
Pendant les réunions entre le Rapporteur et les représentants de la Gendarmerie et du GIPN, ces derniers ont nié toutes ces allégations et ont affirmé qu’il n’y a eu aux Comores aucun cas de torture. Mais, le Rapporteur reste catégorique au vu du nombre de témoignages de victimes : « des personnes auraient été soumises à la torture physique et psychologique au moment de leur arrestation, et que ces pratiques seraient essentiellement le fait de la gendarmerie et du GIPN. »
Les procédures judiciaires également en cause
Le Rapport de l’Expert indépendant ne s’attaque pas seulement aux méthodes des forces de l’ordre, mais aussi aux procédures et pratiques des juges comoriens qui permettent à ces tortures de se faire. Ainsi, la loi prévoit une garde à vue de 24 heures qui peut être prolongée de 24 heures supplémentaires. Mais, pendant ces 48 heures, la personne en garde à vue ne reçoit aucune visite d’un avocat. Le Rapporteur note : « Il y a donc un risque élevé de violences policières pendant cette période. Ce vide juridique, qui est d’autant plus grave que de nombreux détenus interrogés par le Rapporteur spécial ont été maintenus longtemps en détention provisoire − au-delà de la limite maximale de huit mois (2 x 4 mois) prévue par le Code pénal − accroît le risque de mauvais traitements » (par. 38).
Il ajoute avoir rencontré des personnes dont la garde à vue avait largement dépassé les délais légaux et il explique : « Ces personnes avaient été oubliées et négligées en raison du mauvais état de l’administration judiciaire. » (par. 39)
Plusieurs témoins ont rapporté que leur garde à vue a été prolongée jusqu’à plusieurs semaines, sans avoir jamais vu ni avocat ni procureur. Le Rapporteur cite ainsi l’exemple de cinq détenus du poste de Gendarmerie d’Anjouan, dont quatre avaient passé 42 jours dans une « annexe » de la prison de Koki, sans avoir jamais rencontré ni un procureur, ni un juge et encore moins un avocat (par. 42). Lorsque ces détenus ont commencé à parler des mauvais traitements dont ils étaient victimes, les gendarmes ont mis fin à l’entretien en disant que leur garde à vue étant terminée (depuis 40 jours !) c’était au juge de donner une autorisation à l’équipe des Nations-Unies pour les voir (par. 44 et 45).
Le Rapporteur conclut également que la torture est destinée à obtenir des aveux et à faciliter le travail du juge qui n’a alors qu’à faire constater à l’accusé qu’il est lui-même passé aux aveux de « son plein gré » (par.41).
Le Rapporteur a également noté le recours excessif à la détention provisoire, notamment contre des opposants et des journalistes. Une fois en détention, ils ne pouvaient plus communiquer avec l’extérieur et les visites avec les familles étaient interdites. Les avocats ont reconnu qu’ils pouvaient les rencontrer avec difficultés, mais que dans tous les cas, ils ne pouvaient s’entretenir avec eux que sous la surveillance d’un gendarme, « ce qui est contraire aux normes internationales ». Enfin, il a été remarqué que certains étaient détenus au-delà des huit mois prévus par les règles sur la détention provisoire, sans être jugés (par. 49). Et effectivement, cela est et a été le cas pour de nombreuses personnes dont la plus célèbre est l’ex-président Sambi qui cumule plus de deux ans de détention provisoire.
Le Rapporteur a pu constater également que les détenus avaient peur de parler des tortures qu’ils avaient subies. Quand ils en avaient parlé aux juges d’instruction ceux-ci les ignoraient, même quand il y avait des blessures apparentes (par. 50 et 51).
En effet, tous les Comoriens avaient pu entendre lors du procès de la main coupée du gendarme, certains accusés dire au juge qu’ils avaient été torturés (ils disaient qu’on leur avait arraché des dents ou qu’on leur avait fait boire des urines) et le juge répétait à chaque fois : « Ce n’est pas le sujet ».
Le Rapport fait aussi état du fait qu’il n’y a pas d’autopsie ni d’enquêtes lorsqu’une personne meurt en prison. En tout cas, Nils Melzer a demandé qu’on lui remette les enquêtes et l’administration n’a pas été en mesure de les lui fournir (par.58).
De la page 9 (par. 63) à la page 13 (par.92), le Rapporteur fait une description des lieux et des conditions de détention qui laissent perplexe quant à l’idée que les politiciens comoriens, dans leur ensemble, se font de l’humanité.
La conclusion du rapport est sans appel pour le gouvernement comorien. L’envoyé de l’ONU émet des doutes quant à la volonté du gouvernement de coopérer avec « les mécanismes internationaux ». Le Rapporteur et son équipe ont montré que la torture est présente aux Comores et que les forces de l’ordre y ont recours régulièrement. Il met en cause même l’action de la CNDHL en affirmant que « les Comores ne disposent pas d’un système indépendant efficace de surveillance ou de signalement qui permette de détecter et de documenter les cas de torture et de mauvais traitements (par. 107). Le Rapporteur ajoute même que la CNDHL est perçue par la société civile comme l’organe du gouvernement.
Les recommandations (extraits)
Le rapport fait de nombreuses recommandations pour mettre fin aux tortures et améliorer le fonctionnement judiciaire. En voici quelques-unes :
Réformer le système judiciaire et rétablir la Cour constitutionnelle ;
- Intégrer dans la Constitution et le droit interne des dispositions claires qui érigent l’interdiction de la torture en règle absolue, à laquelle il ne peut être dérogé, conformément au paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ;
- Prendre les mesures nécessaires pour que la torture soit réprimée pénalement et adopter une définition de la torture qui reprenne tous les éléments contenus à l’article premier de la Convention contre la torture, y compris qu’elle peut être le fait d’un agent de la fonction publique ou de toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. Le Gouvernement devrait également faire en sorte que ces infractions soient réprimées à la mesure de leur gravité, comme le prévoient les dispositions du paragraphe 2 de l’article 4 de la Convention ;
- Rétablir la Commission nationale de prévention et de lutte contre la corruption afin de combattre la corruption de manière indépendante et effcace.
- Garantir aux détenus le droit de consulter un avocat, en toutes circonstances et sans exception, et veiller à ce que les détenus aient accès à un avocat dès lors qu’ils se voient privés de
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