Masiwa – Après plusieurs années de combat, l’île Maurice a obtenu de l’Angleterre le retour des Chagos dans le giron mauricien, vous avez étudié la question, quelle était la base du conflit entre les deux pays ?
Moudjahidi Abdoulbastoi – Effectivement, j’ai publié sur la question.
Propos recueillis par MiB
Contrairement à l’opinion commune, Maurice n’est pas une île. C’est un archipel composé de plusieurs ensembles d’îles, notamment l’île principale où se situe la capitale, Port-Louis, et les îles Chagos, situées à 2 200 km au Nord-Est.
Ayant connu successivement deux administrations coloniales, française et britannique, l’archipel a toujours formé une colonie unique, y compris avec les îles Chagos. Le Traité de Paris de 1814, signé le lendemain de l’abdication de Napoléon 1er, a obligé la France à céder la colonie au Royaume-Uni, à titre de compensation.
Alors que le processus de décolonisation de Maurice est enclenché à l’ONU, les autorités britanniques ont décidé en 1965 de détacher les îles Chagos du reste de l’archipel de Maurice, afin de permettre l’accession à l’indépendance de ce pays, tout en préservant les intérêts militaro-stratégiques anglo-américains dans l’Océan indien par le maintien de la base militaire de Diego Garcia. Je rappelle qu’en 1965, la guerre froide battait son plein, et qu’il était nécessaire que la principale base militaire américaine dans la région, où étaient stationnés les bombardiers stratégiques B52, soit en territoire contrôlé par un allié indéfectible.
C’est pour cela que le Royaume-Uni a décidé de vider les îles Chagos de sa population et a détaché ces dernières de la colonie de Maurice, avant d’octroyer l’indépendance à celle-ci en 1968. Et depuis, les autorités mauriciennes n’ont eu de cesse de revendiquer les îles Chagos, par des négociations et des actions judiciaires.
Masiwa – Quel rapprochement peut-on faire avec ce que l’ONU appelle la « question de l’île comorienne de Mayotte » ?
Moudjahidi Abdoulbastoi – Comme je l’ai expliqué dans mon ouvrage sur les Chagos, il y a beaucoup de similitudes entre la question de ces îles et celle de l’île comorienne de Mayotte. Mieux, je peux affirmer qu’avec l’admission par la Cour Internationale de Justice (CIJ), dans son avis consultatif du 25 février 2019, des moyens présentés par Maurice contre le Royaume-Uni, les Comores peuvent ne faire qu’une bouchée de la France si la question de Mayotte devait être tranchée par une juridiction internationale.
Tout d’abord, au-delà de la proximité géographique des deux territoires, il s’agit de deux processus d’indépendance inachevés (ce n’est plus le cas aujourd’hui avec les Chagos), régis par la Résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale de l’ONU qui, je rappelle, interdit le morcellement d’un territoire non-autonome par la puissance administrante lors de l’accession de ce territoire à l’indépendance. Or, le Royaume-Uni et la France avaient fait le contraire respectivement avec les Chagos et Mayotte. Londres a morcelé sa colonie avant le référendum et Paris l’a fait juste après. Dans les deux cas, il s’agit d’une violation du droit à l’autodétermination qui s’impose à tous les États, et plus particulièrement du droit à l’intégrité territoriale du territoire à décoloniser qui, d’après l’avis consultatif du 25 février 2019, constitue le corollaire du premier.
Ensuite, les deux questions jouissent d’un fort soutien international, malgré les reculades et les hésitations enregistrées ces derniers temps par les autorités comoriennes.
Je rappelle que les chefs d’État de l’Union Africaine (UA) ont adopté, en janvier 2015, l’Agenda 2063 qui, dans son point 22, engage les peuples et les États africains à prendre les dispositions nécessaires pour mettre un terme à l’occupation illégale des îles Chagos et de l’île comorienne de Mayotte. C’est un engagement très fort. Et l’enthousiasme que l’Assemblée générale de l’ONU a mis à régler la question des Chagos laisse croire qu’il y a encore une majorité mondiale pour soutenir la question de l’île comorienne de Mayotte.
Masiwa – Quels points du droit international Maurice a-t-il fait prévaloir ? Est-ce que le chemin emprunté par Maurice peut être suivi par l’État comorien ?
Moudjahidi Abdoulbastoi – Les Mauriciens se sont prévalus de plusieurs résolutions prises par l’Assemblée générale de l’ONU, reconnaissant l’appartenance des îles Chagos à l’ensemble mauricien, notamment la résolution 2066 (XX) du 16 décembre 1965 qui invitait le Royaume-Uni, puissance administrante, à ne prendre aucune mesure qui démembrerait le territoire de Maurice et violerait son intégrité territoriale. Ils se sont appuyés également sur des résolutions générales sur la décolonisation adoptées par le même organe des Nations Unies, notamment la résolution 1514 (XV) relative à la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux.
Le droit à l’autodétermination des peuples coloniaux est considéré comme une norme impérative de droit international général. Cela veut dire qu’aucune autre norme internationale ne peut se prévaloir sur ce droit à l’autodétermination.
Partant de ces principes, les Comores peuvent emprunter le chemin suivi par Maurice, sans aucune difficulté majeure. D’autant plus que, contrairement à Maurice qui s’est prévaut essentiellement de la résolution 2066 (XX), les Comores ont vu leur souveraineté sur Mayotte affirmée dans une quarantaine de résolutions de l’AG de l’ONU, et non une vingtaine comme c’est souvent dit. Aux côtés des 20 résolutions classiques sur les Comores et sur la question de l’île comorienne de Mayotte, il y a une vingtaine d’autres résolutions de la même AG, intitulées « Importance, pour la garantie et l’observation effectives des droits de l’homme, de la réalisation universelle du droit des peuples à l’autodétermination et de l’octroi rapide de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux », qui affirment la souveraineté des Comores sur Mayotte. Ces résolutions sont des atouts majeurs pour les Comores, en cas de règlement de ce différend devant une juridiction internationale.
L’autorité des résolutions de l’AG de l’ONU sur les questions de décolonisation est reconnue non seulement par la CIJ, mais également par d’autres juridictions internationales. Le Tribunal international du droit de la mer (TIDM), la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CAfDHP) et la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ont rendu des décisions intéressantes relativement à la délimitation des frontières maritimes entre Maurice et Maldives, pour la première juridiction, et à la question du Sahara occidental, pour les deux dernières juridictions.
Masiwa – Pourquoi la diplomatie comorienne n’a jamais suivi un tel chemin pour faire valoir son droit ?
Moudjahidi Abdoulbastoi – Les autorités comoriennes actuelles se sont enfermées dans une logique de règlement bilatéral de la question de l’île comorienne de Mayotte, proposée par celui même qui occupe illégalement l’île, alors que cette logique a déjà montré ses limites dans le cas des îles Chagos. Les Mauriciens ont longtemps cru à une solution du problème dans le cadre des négociations bilatérales. Ils ont lamentablement échoué. Et c’est par la suite qu’ils se sont tournés vers le multilatéralisme, en revenant vers l’AG de l’ONU qui, par sa résolution 71/292 du 22 juin 2017, a décidé de saisir la CIJ pour un avis consultatif. Le 25 février 2019, la CIJ a rendu son avis dans lequel elle affirme que le Royaume-Uni est tenu, dans les plus brefs délais, de mettre fin à son administration sur les îles Chagos. C’est ainsi que, fortes de cet avis, les autorités mauriciennes ont saisi le TIDM pour délimiter les frontières maritimes entre Maurice et Les Maldives.
Se trouvant mis dans le fait accompli par les arrêts du 28 janvier 2021 et du 28 avril 2023 du TIDM, le Royaume-Uni s’est vu obligé d’ouvrir, le 3 novembre 2022, des négociations avec les autorités mauriciennes pour parvenir à un accord sur la base du droit international. Ces négociations ont été couronnées de succès par l’accord historique du 3 octobre 2024, reconnaissant la souveraineté mauricienne sur les îles Chagos, contre le maintien d’un bail de 99 ans sur la base militaire de Diego Garcia.
Donc, on peut dire que le multilatéralisme a créé un rapport de forces favorable aux Mauriciens. Et c’est sur la base de ce rapport de force que les Mauriciens sont entrés en négociations bilatérales avec les Britanniques pour arracher l’accord historique du 3 octobre 2024.
La deuxième erreur commise par les autorités comoriennes est de traiter la question de Mayotte comme étant un différend territorial. Il s’agit d’un différend décolonial qui relève d’abord de la compétence de l’AG de l’ONU.
Le plus inquiétant dans la politique étrangère comorienne des dix dernières années est sa nouvelle position sur le Sahara occidental qui risque d’amenuiser le soutien que bénéficiait les Comores dans le concert des Nations sur la question de Mayotte. Le rapprochement entre les Comores et le Maroc sur le dossier sahraoui compromet la position comorienne sur la question de l’île comorienne de Mayotte. On ne peut pas fouler au pied les résolutions de l’AG sur le Sahara occidental, et ensuite venir demander le respect des résolutions adoptées par le même organe pour ce qui concerne Mayotte. Ce rapprochement est d’autant plus inquiétant que le Maroc n’a jamais soutenu la position des Comores sur Mayotte dans un aucun forum international.
Masiwa – Les autorités mauriciennes semblent sévères envers la diplomatie comorienne, et même malgache dont l’État a aussi un différend territorial avec la France ?
Moudjahidi Abdoulbastoi – C’est normal. L’indifférence affichée par les autorités comoriennes et malgaches lors de la procédure consultative engagée devant la CIJ est de nature à susciter des questions légitimes sur la fiabilité de l’amitié entre Port-Louis et Moroni, d’une part, et entre Port-Louis et Antananarivo, d’autre part.
Si Madagascar qui a des contentieux similaires avec la France s’est contenté d’une simple note envoyée à la CIJ lors de l’examen de la demande d’avis sur les Chagos, les Comores se sont montrées indifférentes à la procédure. Moroni n’a produit ni exposé écrit ni exposé oral lors des audiences qui ont duré du 3 au 6 septembre 2018.
Donc, Maurice s’est sentie isolée par ses voisins qui ont pourtant les mêmes problèmes qu’elle.
Peut-être qu’une meilleure concertation entre les trois pays membres de la Commission de l’Océan indien (COI) aurait permis à Maurice de gagner du temps et de faire des économies sur ses moyens et ressources. Peut-être que cela aurait permis un règlement définitif de l’ensemble des litiges issus des processus de décolonisation inachevés dans la région.
Le cas des îles Glorieuses est illustratif. Ces îles, autrefois revendiquées concurremment par les Comores et Madagascar, sont aujourd’hui revendiquées seulement par cette dernière, et se trouvent à mi-chemin entre ces deux pays. Elles sont aujourd’hui occupées illégalement par la France, en violation des résolutions de l’ONU. Pourtant, un accord entre les Comores et Madagascar permettrait à la fois de délimiter les frontières maritimes de ces deux pays, et de contourner la France en réglant, par une décision de justice internationale, la question de l’appartenance de Mayotte et des îles Glorieuses respectivement aux Comores et à Madagascar.
Masiwa – Est-ce qu’il y a dans la diplomatie ou même dans l’État britannique des caractéristiques qui expliquent qu’elle mène plus facilement ses différends territoriaux avec ses anciennes colonies que la France ?
Moudjahidi Abdoulbastoi – Le Royaume-Uni est connu par sa souplesse dans la gestion de ses rapports avec ses anciennes colonies. Elle a toujours su se retirer de ces dernières, à temps, tout en favorisant la création des conditions favorables à des relations de partenariat durables. Le Commonwealth des Nations est l’illustration parfaite de ses liens solides entre l’ancienne métropole et ses anciennes colonies.
Le pragmatisme britannique a été mis à contribution dans le dossier des îles Chagos. La crise ukrainienne a servi de catalyseur au règlement de ce contentieux. La position dure prise par les Britanniques contre l’annexion de la Crimée et des quatre oblasts du Donbass contrastait avec le refus britannique de reconnaître la souveraineté mauricienne sur les Chagos.
Avec l’accord historique du 3 octobre 2024, les britanniques mettent fin à leur présence coloniale dans la région Océan indien.