Selon un sondage publié par Le Journal du Dimanche en France, le 30 novembre 2023, la moitié des Français ne fait pas confiance à la Justice de son pays. La France, où un ministre de la justice en exercice, Éric DUPONT-MORETTI, était jugé par la Cour de la Justice de la République pour avoir diligenté des enquêtes contre plusieurs magistrats avec qui il avait eu des différends durant sa carrière d’avocat.
Par Maître Ben Ali AHMED, l’un des avocats d’Achmet Saïd Mohamed,
Vous imaginez le fossé qui sépare la France et les Comores. Sans doute, plus de 70 pour cent de la population exprimerait de la méfiance envers les juges, les avocats, les huissiers et les notaires. La méfiance serait particulièrement marquée chez les sondés de moins de quarante ans qui constatent avec désarroi au quotidien que tout s’achète et tout s’arrange avec les hommes de lois.
Le procureur de la République de Moroni vient de faire la démonstration parfaite que l’ensemble de l’appareil judiciaire est au service du régime d’Azali dans un communiqué lu le 11 janvier 2024 :
« Dans un souci de réconciliation nationale et d’instauration d’un climat politique apaisé, les mesures prises au cours de la poursuite ont été allégées afin de permettre aux personnes recherchées de revenir et de participer à la vie politique de manière constructive ».
Vous constaterez que le procureur de la République est sorti de sa compétence légale et fait de la politique. La loi ne l’autorise pas à s’occuper des questions de réconciliation nationale et des conditions politiques permettant aux opposants de participer aux élections du 14 janvier 2024. Mais par opportunisme politique, il a suspendu la mise en exécution des mandats d’arrêt lancés contre Achmet Said Mohamed et les opposants qui se trouvent sur le territoire national pour pouvoir les faire chanter plus tard. À travers l’arrestation de monsieur Achmet Said Mohamed le 9 janvier 2024, on s’aperçoit que le procureur de la République agit au nom et pour le compte de l’actuel régime politique aux Comores et à visage découvert.
I – Revendication assumée de la proximité entre l’autorité judiciaire et l’exécutif comorien
Il fut un temps où les instructions de l’exécutif aux juges étaient discrètes afin de donner un semblant d’impartialité des magistrats et d’indépendante de la justice de manière générale.
Depuis toujours, il se murmurait des gestes de complaisances de la justice vis-à-vis d’une catégorie socioprofessionnelle, parce que telle affaire concernerait un proche du pouvoir ou certains amis des juges. Mais, nous pensions que le procureur de la République allait lancer des poursuites judiciaires contre les hommes politiques au sommet de l’État, mis en cause pour des faits de corruption active dans l’affaire Nazra. Le trouble à l’ordre public manifestement excessif provoqué par cette affaire n’a pas justifié, non plus, un point de presse du procureur de la République.
Mieux, alors que Nazra, principale mise en cause dans une escroquerie financière, se présentait aussi comme étant victime des manipulations du régime, le chef des Renseignements du pays l’a dissuadée de s’en remettre à la Justice parce qu’elle ne faisait pas le poids pour l’affronter devant la Justice comorienne, car les magistrats comoriens seraient facilement corruptibles.
Pendant ce temps, les juges et les hommes politiques comoriens s’affichent ostensiblement ensemble dans des rencontres strictement privées, sans gêne pour eux. Les magistrats ne réalisent pas que ce genre de proximité avec l’exécutif risque de jeter le doute sur la sincérité des décisions judiciaires et administratives rendues par leurs offices, surtout si ces dernières concernent les politiques. L’homme politique tire, me semble-t-il, une forme de fierté de paraître à côté d’un magistrat, en dehors du cadre strictement professionnel. Cela lui donnerait une garantie du moins apparente qu’il a le bras long et qu’il est capable de soudoyer un magistrat à des fins personnelles ou pour du clientélisme politique.
L’exemple le plus éloquent de la proximité revendiquée et assumée par les magistrats comoriens est celui de la présence du Premier Haut Magistrat du pays, le président de l’Union des Comores, à côté du Premier président de la Cour d’appel de Moroni lors de la célébration du mariage traditionnel de ce dernier en novembre 2023.
Malheureusement, le guide déontologique présenté par le Premier président de la Cour de la Cour Suprême, Cheikh Salim Said Athoumane, dans le numéro spécial de la Revue Juridique de la Cour Suprême des Comores, en page 111, article 3, n’a aucun impact sur les magistrats comoriens :
« Le magistrat préserve son indépendance vis-à-vis des pouvoirs exécutif et législatif, en s’abstenant de toute relation inappropriée avec leurs représentants et en se défendant de toute influence indue de leur part ».
Le constat est amer. Le souhait du Premier président de la Cour Suprême de l’Union des Comores de reconquérir la confiance des citoyens reste un simple vœu pieux. Car les jalons de ce combat sont fragilisés par ceux-là mêmes qui sont censés le soutenir.
II – Sur les attaques en règle contre la procédure
Le Premier président de la Cour Suprême, Cheikh Salim Said Athoumane, a rappelé que la Cour Suprême dans « sa fonction régulatrice, elle exerce son contrôle sur les décisions rendues en toutes matières par les juridictions inférieures, lesquelles doivent en tirer les conséquences jurisprudentielles dans l’ordonnancement du droit positif national ».
Toutefois, de plus en plus de décisions rendues par des juridictions inférieures de l’État comorien souffrent d’un manque d’interprétation rigoureuse de la procédure, et ce, dans toutes les matières. La pratique jurisprudentielle du pays tend à privilégier la seule évocation des faits exposés dans l’espace public et l’émotion suscitée dans les réseaux sociaux. Dès lors que la matérialité des faits est quasiment établie, la justice s’intéresse peu à la norme procédurale. Et les procédures judiciaires et administratives stricto sensu sont devenues les parents pauvres du droit comorien.
Or, la procédure est l’étape principale par laquelle l’autorité des poursuites doit absolument passer pour la manifestation de la vérité. Il n’y a pas de justice sans respect scrupuleux de la procédure. L’affaire Achmet Said Mohamed est révélatrice du malaise du fonctionnement des juridictions aux Comores.
- Défaut de flagrance dans l’affaire Achmet Said Mohamed,
Tel qu’il ressort des dispositions de l’article 52 du code de procédure pénale :
« Est qualifié crime et délit flagrant, le crime ou le délit qui se commet actuellement ou qui vient de se commettre ».
Monsieur Achmet Said Mohamed a été enlevé en plein centre-ville de Moroni le 9 janvier 2024 par des militaires lourdement armés pour une affaire qui ne justifiait absolument pas l’arrestation spectaculaire dont il a fait l’objet. Il n’a pas été démontré par le procureur de la République que l’infraction a été commise au moment de l’intervention des militaires de l’armée comorienne ni quelques instants après. Monsieur Achmet Said Mohamed ne présentait pas non un danger immédiat pour les personnes ou pour les biens pour justifier une telle intervention.
- Irrégularité de l’intervention des militaires de l’armée comorienne
Le procureur de la République a cité l’article 33 de la loi n°21-004 du 29juin 2021 relative à la lutte contre le terrorisme ou son financement et à la répression du blanchiment d’argent, pour justifier l’arrestation de monsieur Achmet Said Mohamed et son placement en garde à vue pour une durée de 15 jours.
Une erreur grave d’interprétation de la loi a été faite par le parquet de Moroni pour avoir envoyé des militaires qui n’étaient pas compétents légalement pour procéder à l’arrestation de monsieur Achmet Said Mohamed pour des faits de terrorisme.
- Sur la détention et audition illégales
La loi sur la lutte contre le terrorisme ou son financement et à la répression du blanchiment d’argent prévoit des officiers de police judiciaire du Pôle Judiciaire, spécialisé pour s’occuper des affaires de terrorisme. Ce corps d’officiers de police judiciaire n’est pas créé par le législateur comorien.
Dans le cas d’espèce, la détention et l’audition de monsieur Achmet Said Mohamed sont illégales et arbitraires. Les conséquences juridiques sont importantes en ce sens que tous les procès-verbaux de l’arrestation, d’audition ainsi que toutes les pièces subséquentes de la procédure pourraient ne pas être exploitées judiciairement. Le juge d’instruction saisi ultérieurement à cette fin doit les annuler.
Ces quelques questions de droit de la procédure peuvent paraître anodines, voire insignifiantes pour certains, au regard surtout de l’audio accablant attribué à Monsieur Achmet Said Mohamed et qui circule dans les réseaux sociaux. Mais l’application du droit, c’est d’abord et avant tout, le respect scrupuleux de la procédure, et ce, en toutes matières, avant d’évoquer la matérialité des faits reprochés à la personne mise en cause.
La confiance en la justice tant réclamée par le Premier Président de la Cour Suprême, Cheik Said Salim Athoumane, sera une réalité un jour peut-être dans notre pays si les principes élémentaires de la procédure sont respectés et si la Cour Suprême assume pleinement son rôle de fonction régulatrice des décisions rendues par les juridictions inférieures.
Mais la condition préalable qui permettrait de lutter contre la méfiance des citoyens vis-à-vis de la justice passe par le respect absolu du principe de la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et l’autorité judiciaire. Les magistrats comoriens doivent tourner le dos aux relations de copinage avec les hommes politiques de ce pays, car nous sommes convaincus qu’ils ne sont pas tous corrompus, comme l’a laissé entendre le chef des renseignements de l’Union des Comoriens.