*ATER, Docteur en Sciences de l’Information et de la Communication
Le 6 décembre dernier, Youssouf Ahamada a soutenu une thèse en Sciences de l’Information intitulée « La médiatisation de « la crise migratoire » à Maore/Mayotte consécutive à l’immigration clandestine : Approche pragmatiste de sa constitution comme problème public (1995-2015) ». Cette thèse lui a permis d’aborder le traitement de la question de Mayotte par certains médias.
Par Propos recueillis par MiB
Masiwa – Youssouf Ahamada Saif, vous avez soutenu récemment une thèse sur la médiatisation de la crise migratoire à Mayotte, en quoi cette crise est-elle différente de celles qu’on observe dans d’autres points du globe ?
Youssouf Ahamada Saif – D’abord, permettez-moi de vous remercier pour cette interview. Ensuite, je dois préciser que si on évoque aujourd’hui la « crise migratoire » à Maore, c’est en raison de la décolonisation inachevée de l’Archipel des Comores. Comme le soutient le juriste français, Ferdinand Melin Soucramanien, si la France n’avait pas porté « atteinte au principe de l’intangibilité des frontières [des Comores] issues de la colonisation en 1976 »en accordant l’indépendance complète à l’Archipel des Comores, on n’en serait pas là aujourd’hui à évoquer cette problématique. La « crise migratoire » à Maore et le différend franco-comorien sur l’île de Maore sont essentiellement et fondamentalement liés.
L’île de Mayotte/Maore est, d’un côté, comorienne, selon la constitution comorienne et bien entendu le droit international. Et d’un autre côté, elle est française, la France l’administre depuis 1975 au mépris du droit international. À partir de cette précision juridique, vous l’aurez sans doute compris que la « crise migratoire à Maore ne peut pas être comparée aux autres crises qui mettent à mal le monde que cela soit en Méditerranée ou aux portes des États-Unis.
Cette « crise migratoire » dont je parle dans ma thèse est plus récente. Son émergence en tant que problème public date de 1995, triste date de l’instauration du Visa illégal baptisé « Visa Balladur ». Faut-il insister que Maore et les trois autres îles (Ngazidja, Mwali et Ndzuani) partagent la même langue, histoire, culture et civilisation ? Bref, les Comoriens qui vont à Mayotte sont liés par l’Histoire et se sentent chez eux contrairement aux autres contrées qui connaissent une « crise migratoire » où l’on observe un dépaysement total.
D’un point de vue juridique, la différence est très patente. Un subsaharien ou mexicain qui franchit respectivement la frontière espagnole ou américaine est en tort aux yeux du droit international dans la mesure où ce n’est pas son pays. Il est en situation irrégulière. Alors que le cas de Maore ne souffre d’aucune ambiguïté juridique, un Comorien se considère comme chez lui à Maore. C’est une question de rapport de force entre Paris et Moroni. Donc, la différence est là par rapport aux autres crises migratoires dans le monde.
Enfin, d’un point de vue médiatique, il y a la question de l’influence de notre pays dans le monde. Comme je l’ai indiqué dans ma thèse, les morts dans les eaux comoriennes de Maore n’intéressent personne, car la position des Comores dans le monde est très faible. C’est le fameux « deux poids – deux mesures » ou la loi de la proximité. Si on parle des morts du Visa Balladur en se référant à cette notion de proximité, on verra qu’une personne morte dans le bras de mer entre Ndzuani et Maore a plus d’impact pour la société comorienne que cent personnes qui meurent à mille kilomètres dans la mer de Chine. Un naufrage à Maore intéresse moins les médias français et lecteurs français qu’un naufrage à Lampedusa en Italie qui est plus proche des côtes françaises.
Masiwa – La situation migratoire à Mayotte est-elle traitée différemment par les médias ?
YAS – C’est l’une des problématiques de ma thèse. Évidemment, il y a une différence majeure. Le « flux migratoire » à Mayotte est indubitablement traité différemment par les médias.
La position des organes de presse dans le traitement de la « crise migratoire » et sur l’instauration du « Visa Balladur », responsable de plus de 10 000 morts entre 1995 et 2012 dans les eaux séparant Maore et les trois autres îles comoriennes, dépend du lieu où se situe le journaliste.
D’une part, les journaux français L’Humanité et Mediapart jouent un rôle en évoquant cette tragédie, car ils sensibilisent l’opinion mondiale sur ce qui se passe dans ce bout de terre niché dans l’océan indien. Ils prennent, en ce sens, plus ou moins position pour Paris. D’autre part, les principaux médias des Comores tentent aussi de faire comprendre à leur lectorat l’attitude néocolonialiste de la France sur ce sujet.
Al-Watwan porte un intérêt particulier à cette question, car elle est considérée par tous les Comoriens ainsi que les dirigeants comme une atteinte par la France à la souveraineté nationale du pays, autrement dit une cause nationale. Et, c’est à cet effet que ce sujet occupe une place centrale dans le quotidien. Cependant, il est pertinent de souligner que le fait que le journal Al-Watwan, un journal d’État, pose considérablement de problèmes sur l’objectivité et la neutralité de ses publications. Cela remet en question la crédibilité de certaines informations du journal. Il était, par conséquent, indispensable de prendre avec précaution, durant mes recherches, le traitement des informations par les journalistes d’Al-Watwan qui se forcent à relayer les actualités relatives à la « crise migratoire » avec objectivité malgré la pression de l’État. Bien entendu, les journalistes de ce quotidien sont sommés, parfois, à ne plus diffuser des informations liées aux naufrages des Kwasa entre Ndzuani et Maore. Il y a même de nombreux naufrages qui n’ont pas été évoqués dans ce journal.
Contrairement à Al-Watwan, à La Gazette des Comores, il n’existe pas de censure sur les articles liés à la « crise migratoire ». Cependant, par faute de moyens pour pouvoir maintenir officiellement des envoyés permanents sur le sol mahorais, les thématiques relatives à la « crise migratoire » ne sont pas assez traitées et la rédaction s’efforce de partager en cosignant les informations des confrères de l’Agence France-Presse, Mayotte Hebdo ou Journal de Mayotte qui sont sur place.
Le seul fait que Mayotte Hebdo soit un journal édité dans un territoire administré par la France et soit bénéficiaire des aides allouées par l’État français à la presse, pose considérablement des problèmes sur l’objectivité et la neutralité de ses publications. Cela remet en question la crédibilité de certaines informations du journal. Il était indispensable de prendre avec précaution le traitement des informations par les journalistes de Mayotte Hebdo qui se forcent à relayer les actualités relatives à la « crise migratoire » avec impartialité en usant l’autocensure.
Certains journalistes de Mayotte Hebdo, L’Humanité et Mediapart n’hésitent pas à prendre directement position pour la France au détriment des Comores. Ont-ils vraiment le choix ?
Au final, nous assistons à une certaine banalisation. Il s’avère que certains journalistes abandonnent l’actualité liée à la « crise migratoire » maoraise. Ils négligent sciemment de relater les accidents maritimes liés à l’« immigration clandestine », car ils considèrent que le lecteur est saturé. Oubliant ainsi qu’un mort est un mort pour la famille endeuillée, quel que soit le nombre des morts par jour ou par semaine.
Masiwa – Quels ont été vos documents de travail ?
YAS – Cette recherche s’est inscrite dans une démarche méthodologique basée sur les observations directes, des entretiens pour la reconstitution des récits et témoignages menés auprès des victimes et journalistes, dans les îles Comores, complétée par un corpus médiatique des discours des acteurs politiques et de la société civile des Comores et de France.
Nous avions un corpus regroupant un éventail de récits puisés dans les articles des médias et des enquêtes transcrites issues de notre travail sur le terrain.
Masiwa – Y a-t-il un élément qui vous a surpris au cours de vos recherches ?
YAS – Du fait de son caractère pluridisciplinaire, la thématique de la migration est investie par des chercheurs issus de plusieurs champs académiques. Aucune étude académique n’a été consacrée à la couverture médiatique (que ce soit par la presse internationale ou comorienne) de la « crise migratoire » ou l’immigration « clandestine » à Maore et ses conséquences ou le traitement de celle-ci comme un problème public. Il nous semble que cette thèse constitue une nouveauté que ce soit aux Comores ou ailleurs.
Mais le plus surprenant est le degré de manque de connaissances et d’information sur cette question dans la sphère politique et surtout médiatique en France et aux Comores.
Masiwa – À quelles conclusions importantes êtes-vous parvenu lors de votre soutenance ?
YAS – J’ai essayé de montrer que le positionnement des institutions internationales telles que l’ONU joue un rôle clé dans la constitution du problème public, notamment en ce qu’il détermine l’émergence d’acteurs associatifs et l’implantation d’ONG à Mayotte. J’ai également démontré clairement comment des définitions inconciliables mettent en jeu la souveraineté des États, et n’offre aucune perspective de sortie de crise.
Malheureusement, ma thèse s’achève sur ce constat d’échec où l’émergence d’arènes et de débats publics achoppe sur le poids des cadres constitutionnels.
Cette recherche m’a permis de comprendre que l’immigration internationale, le « déplacement des populations » pour reprendre le terme accepté par le droit international et le droit comorien ou bien « l’immigration clandestine » pour le droit français sur cet archipel comorien doit être régulé. Car comme nous l’avons souligné ci-haut, il y a un rapport de cause à effet entre « l’immigration illégale » et la délinquance.
On peut, certes, reprocher aux journalistes de prendre position pour ou contre Paris ou Moroni dans cette crise, mais on ne peut pas leur voler le rôle considérable qu’ils jouent dans la médiatisation de cette crise sur la scène internationale, car ils ont su créer de la dynamique, en espérant que cette « crise migratoire » à Maore, consécutive à la tragédie de « l’immigration clandestine », elle aussi consécutive au visa Balladur interpellera plus le public. Plus on en parle, mieux, c’est. “By any means necessary“, disait Malcolm X.