Lors de mon dernier passage à El-Maarouf, mis à part le manque d’hygiène flagrant et la décrépitude des locaux, ce qui m’avait surtout frappé, c’était l’indifférence des gens. Les employés, comme les malades, face à cette dégradation, semblaient bien à l’aise pour évoluer dans cet environnement hors norme, pour donner et recevoir des soins.
Par Ben Mohamed Ahmed (Montréal-Québec)
En discutant avec certains parmi eux, tous avaient la même réaction : « tsasi bo Ben pvanu ndapvo ra hundra » parce qu’ils reconnaissaient qu’à l’époque où je travaillais dans cet hôpital, on soignait des humains. Aujourd’hui, on gère le chaos !
Personnellement, je les comprends. Parce qu’avec le temps, à force de voir l’accumulation de la saleté, des murs qui tombent, le manque de toilettes, des infiltrations d’eau, du matériel rudimentaire, insuffisant, ou détourné, une gestion opaque, ils ont fini par ne plus espérer. Ils se sont habitués au manque de tout parce qu’ils savent qu’aucune lamentation ne sera entendue. Et c’est ainsi depuis quatre décennies. Qu’on glisse. Qu’on meurt dans l’indifférence. Qu’on soigne dans la crasse. Il est vrai que dans la vie on finit par s’habituer peu à peu à tout, à la beauté comme à la laideur. Mais on ne s’habitue pas à la bêtise humaine. Et pourtant…
S’habituer à la bêtise humaine
Y-a-t-il une solution pour sauver le futur El-Maarouf ? Que feriez-vous si vous étiez assis dans le fauteuil de la ministre de la Santé ?
Personnellement, je ferais un discours à la nation pour expliquer aux gens que l’État n’a plus les moyens ou disons l’État ne peut plus investir dans les soins qui seront offerts dans son futur hôpital de référence El-Maarouf. En revanche, s’il y a des gens qui veulent relever le défi pour la prise en charge de son fonctionnement, l’État est prêt à céder son patrimoine à d’autres propriétaires, pour l’intérêt de tous.
C’est la seule véritable solution, privatiser El-Maarouf, peu importe le cadre juridique qui régirait son fonctionnement : partenariat public-privé (PPP) dans lequel le droit d’ingérence du gouvernement resterait très limité, voire symbolique; coopérative des médecins et professionnels de la santé, etc. Bref, il faut juste faire une chose, sortir l’État d’El-Maarouf, une démarche qui s’articule à l’esprit néolibéral déjà bien implanté chez nous et réduire les méfais financiers sur les usagers.
En s’imaginant encore une fois que nos dirigeants feront un effort pour améliorer le sort de notre futur hôpital cette fois-ci, alors qu’ils ont montré leurs incapacités à faire tourner la vieille machine, c’est continuer d’accepter l’inacceptable donc, opter pour un suicide collectif.
Le privé serait-il donc une option inévitable si l’on veut résoudre l’épineux problème de l’accès aux soins et de la dégradation des soins hospitaliers ? Je saisis le fait que politiquement, cette voie fait peur parce que cela signifierait que l’on cherche à se substituer à l’État, en refilant le financement des soins aux usagers. C’est le contraire, le privé n’est pas là pour remplacer l’État, son rôle c’est d’apporter une valeur ajoutée à l’accès aux services de santé et à la qualité des soins offerts à la population. C’est une démarche adoptée et acceptée même par les pays riches parce que l’État ne peut pas tout prendre en charge. En sous-traitant certains de ses services, il démontre qu’il a le souci de la qualité et tient à réduire les coûts de soins de santé qui ne cesse d’augmenter de manière incontrôlable.
Mentionnons par ailleurs, que la sous-traitance n’est pas un désengagement de l’État au contraire, elle comporte plusieurs avantages, entre autres : elle crée des emplois, réduit les coûts des services et en améliore la qualité, elle prévient les abus, permet à l’État d’avoir un meilleur contrôle de son réseau de santé en fixant des exigences élevées et les modifie, en fonction des besoins des usagers, elle constitue la passerelle entre les usagers et les professionnels, prévient les passe-droits et la corruption. Enfin, elle permet aux hôpitaux de se délester des tâches cléricales et d’hôtelleries pour mieux se concentrer sur les soins médicaux.
Un système de sous-traitance qui fonctionne
À titre d’exemple, au Québec, les services de restaurations tels que la buanderie, la restauration, l’hygiène hospitalière (nettoyage, stérilisation, l’élimination des déchets biomédicaux, désinfection et stérilisation), le transport médical (ambulance, transport des personnes à mobilité réduite), la sécurité, l’entretien des bâtiments (électricité, maçonnerie, plomberie), le service informatique, la comptabilité, le service juridique sont pris en charge par des firmes privées qui ont leurs bureaux à l’extérieur des hôpitaux et qui facturent à l’État leurs prestations.
Puisqu’ils sont sous contrat, l’État garde un œil sur toutes leurs transactions et indiscutablement, il a la latitude d’y mettre fin lorsqu’il constate que la marchandise n’est pas livrée conformément aux ententes puisqu’il représente tout de même l’intérêt du public.
Fait intéressant, en cas d’échec, il partage la responsabilité avec ses fournisseurs au lieu d’encaisser tout seul la hargne de la population, d’où sa sévérité dans la passation d’un marché avec des entreprises sérieuses qui ont déjà fait leurs preuves. Certains hôpitaux vont même jusqu’à se décharger du service des ressources humaines en laissant à des agences de recrutement de s’en occuper pour s’assurer qu’on leur envoie les meilleurs candidats et qu’en cas de pépins ils n’ont pas en s’en occuper toujours dans le souci de se concentrer uniquement sur les soins médicaux.
Il n’existe pas un modèle parfait, il faut repenser le nôtre
Bref, tout est possible, il suffit de s’assoir et de repenser un modèle qui serait approprié à nos capacités de payement, à notre culture et en y intégrant toutes les autres dimensions sociales, géographiques, politiques et la force de la diaspora, principal bailleur de fonds. Les gestionnaires à priori ne jurent que sur le modèle américain épuré; le modèle québécois malgré sa qualité indéniable présente tout de même des lacunes, par exemple au niveau de l’accessibilité et au niveau de la rémunération des médecins payés à l’acte. Ainsi, il n’existe pas un modèle parfait, il faut repenser le nôtre. Finalement, à noter qu’au Québec, les médecins sont des travailleurs autonomes, donc des contractuels, dont les hôpitaux, font appel selon leurs besoins et selon les moyens dont ils disposent.
D’autant plus, vu l’état actuel de nos finances donc de l’incapacité de l’État à payer ses agents de la Santé, plus particulièrement nos médecins et, compte tenu de la prolifération des cliniques privées, il faut repenser la façon de les recruter et de les rémunérer : payement à l’acte, payement journalier, payement par charge de services, etc.
Je crois qu’il faut abandonner définitivement le salaire mensuel, surtout celui des médecins pour leur donner plus du temps à s’occuper de leur clinique et de mieux les utiliser dans le réseau public. À l’État d’exiger que ces cliniques répondent à des normes techniquement et éthiquement acceptables et qu’elles ne deviennent pas seulement des machines à frics comme se plaignent souvent les usagers.
Mais, oui, il y a un gros MAIS, l’argent doit être disponible dans les caisses de l’État. On peut refiler une partie des dépenses aux usagers; on peut demander aux médecins de faire des compromis salariaux; on peut réajuster les salaires des professionnels; on peut sous-traiter des services non médicaux; mais à la fin, il faut que l’État délie sa bourse. Un entrepreneur qui a livré le service exigé par l’hôpital a, à la fin du mois, des employés à payer, des factures des fournisseurs à honorer. Si l’État ne lui verse pas un sou, nul besoin d’être un comptable pour comprendre qu’on a ici, un problème insolvable.
En résumé, en sous-traitant certains services, l’État démontre son souci de la qualité tout en cherchant à réduire les coûts de santé, qui augmentent de manière exponentielle. En revanche, aussi longtemps qu’il n’aurait pas réussi à régler les problèmes de déficit chronique dans nos finances publiques et la stabilité politique, sortir nos hôpitaux de l’embourbement est une utopie.